NEVER FORGET

Les monstres existent, et les fantômes aussi
Pour le vagabond qu’il était, Freeland avait cet avantage : son immensité la rendait difficile à garder. Tadji ne doutait pas de l’existence des gardes-frontières, mais il comprenait largement leur laxisme en matière de surveillance : le vieux mâle venait de Prideland, et Freeland n’avait rien à craindre des Pridelanders. La paix régnait encore sur les Terres Libres, aussi la sécurité des frontières ne faisait-elle pas partie des priorités du royaume … c’était du moins ce que Tadji avait fini par croire, car il n’avait rencontré aucun soldat en pénétrant sur Freeland. Ni à l’aller, ni au retour. Chance ou vérité ? Tadji n’en savait rien et la question ne l’intéressait pas. La seule question qu’il se posait concernant Freeland – si son cousin Vita y était ou non – avait trouvé réponse – il n’y était pas – aussi n’avait-il plus rien à faire sur ces vastes terres. La suite qui lui paraissait la plus logique, désormais, était de retourner sur la Lande … le vieux mâle rouge n’était pas prompt au désespoir et il avait encore des ressources, beaucoup de ressources ; mais le destin, lui aussi, en avait beaucoup. Tadji en avait déjà fait les frais mais il n’était pas au bout de ses surprises.

Le Repère des Lions était derrière-lui lorsque son instinct de prédateur s’éveilla. Puisqu’il n’avait croisé personne à l’aller, Tadji comptait bien reprendre le même chemin au retour, s’imaginant que la chance allait rester de son côté. C’était là une erreur qui aurait pu lui être fatale s’il n’était pas tombé sur Chakula ce jour-là.

Tadji la sentit avant de la voir. Parmi l’odeur de la terre mouillée, il sentit sa présence comme un prédateur perçoit une proie. Il ne la reconnu pas tout de suite, bien évidemment, mais à l’instar du sien, son pelage rouge la trahit au cœur de cette vallée d’herbes hautes verdies par la saison humide. Le vieux mâle fut un instant tenté de fuir, avant de se raisonner : s’il avait été capable de la sentir, cela signifiait qu’elle aussi … aussi ne pouvait-il pas fuir sans prendre le risque d’attiser sa curiosité. La fuite n’était pas une option, ne l’avait jamais été. Parce qu’il valait mieux avoir le danger en face plutôt que derrière soit, le vieux mâle au pelage rouge sortit des fourrés pour venir à sa rencontre. C’est là qu’il la reconnu. Tadji était peut-être vieux et aigris, mais il n’oubliait pas les siens. Il la fixa un instant de ses yeux verts, lui donnant le temps d’assimiler sa présence.

« — Chakula ? »

C’était plus une certitude qu’une réelle question ; il était presque sûr que c’était elle. La dernière fois qu’il l’avait vu, elle n’était qu’un lionceau, mais un pelage rouge comme le sien ne s’oubliait pas comme ça, surtout pour un lion de la lignée de Tadji. La première question qui lui vint à l’esprit fut de se demander ce qu’elle faisait là, sur les Terres Libres. Elle semblait être en forme, loin des traits pittoresques que pouvaient porter les exilés. Le vieux mâle ignorait si la jeune lionne se souviendrait de lui, mais il était déjà curieux d’entendre son histoire.

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Tadji avait eu raison de suivre son instinct : il s’agissait bien de Chakula. Elle était née sur Outland et le vieux mâle reconnaissait les siens. Dans un premier temps, la jeune lionne ne sembla pas le reconnaître. Comment l’en blâmer ? Elle était si jeune lorsqu’il avait disparu. De toute évidence, tous les lions sur cette maudite terre semblaient chercher la même chose : Waasi, sa sœur. Elle semblait également voué une certaine rancune à Soto, qui n’était pas pour lui déplaire. Si elle était suffisamment intelligente pour cela, peut-être serait-il une alliée dans son entreprise … et si ce n’était pas le cas, Tadji le serait à sa place.

Et puis, finalement, la jeune lionne le reconnu. Tadji était resté silencieux et il vit le visage de la lionne se transformer. Ses paroles reflétèrent ses peurs et ses craintes de représailles à son égard, et Tadji ne put s’empêcher de se demander pourquoi. Les avait-elle trahis, elle aussi ? Le vieux mâle se souvenait de ses parents, Hisani et Taabu … qu’étaient-ils devenus ? Avaient-ils péris dans les flammes ? Avaient-ils succombés aux griffes des Kulishas ? Etaient-ils venus se terrer ici, sur Freeland ? Comme toujours, beaucoup de questions et peu de réponses … mais il était certain que Chakula allait les lui donner. Elle semblait avoir la langue bien pendue, et sa jeunesse la rendait docile. Sans le savoir, la jeune lionne lui en donnait déjà : Waasi n’était pas passée par ici et, de toute évidence, elle n’avait pas demandé asile auprès des Freelanders. C’était un royaume de moins à fouiller, Tadji préférait le voir comme ça.

Finalement, le vieux lion fouailla de la queue, avant de répondre enfin.

« — Calme-toi, Chakula » déclara-t-il d’une voix calme « Je ne suis pas ici pour te faire payer quoi que ce soit » affirma le mâle au pelage rouge « Si tu commençais plutôt par me raconter ce que tu fais ici, sur Freeland ? Comment es-tu arrivé là ? »

Le mon roi n’avait pas échappé à Tadji. Malgré le temps passé, l’allégeance de la jeune lionne n’avait pas changé. C’était une bonne chose, car pour ce qu’il s’apprêtait à faire, Tadji avait besoin de fidèles sur qui compter.

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Tadji écouta la jeune lionne avec une attention toute particulière. Il était curieux, en vérité, de savoir comment Chakula était arrivée ici et sa patience fut récompensée : le vieux mâle ne fut pas déçu. Tadji fut forcé d’admettre que son récit l’étonna en partie, pour de nombreuses raison. Alors que le vieux mâle s’apprêtait à répondre à la jeune lionne, un lion fit irruption dans leur petite réunion. Sa crinière naissante était un peu plus claire que son pelage rouge-foncé et ses yeux bleus ressortaient intensément, perdus au milieu de tout ce brun. Cette fois, la mémoire de Tadji lui fit défaut – le lionceau avait bien grandis – mais le vieux mâle ne fit mine de rien. Lorsque Chakula le présenta, Tadji lui offrit un sourire.

« — Bien sûr que je me souviens de toi, Utaritibu » répondit-t-il en regardant l’adolescent. En vérité, Tadji se souvenait surtout de ses parents, exilés pour trahison. Il avait été adopté par son oncle et sa tante – les parents de Chakula – et avait grandis sur Outland avec sa cousine, jusqu’à l’arrivée de Soto et des Kulishas « Je suis navré d’apprendre la mort de vos parents » déclara finalement Tadji. Il savait que les deux adolescents n’avaient pas les mêmes parents, mais ceux de Chakula avait pris soin du jeune mâle et aux yeux de Tadji, cela revenait au même. Nombreuses avaient été les pertes ce jour-là, et bien d’autres encore avaient péris à cause des conséquences que ce jour avait engendré « Je ne manquerai pas de rendre justice à leur loyauté » affirma le prince déchu.

A eux, et à tous les autres morts pour leur cause.

« — Soto a tenté de se débarrasser de vous, alors que vous n’étiez que des enfants ? » demanda-t-il, regardant tour à tour Chakula et Utaratibu, à moitié étonné par les propos de la jeune lionne. Tuer des lions était une chose, s’en prendre à des enfants une autre … les Nyeusis eux-mêmes ne s’étaient pas abaissé si bas « Ce sale chien payera pour ses crimes » affirma le vieux mâle au pelage rouge.

Aucune des paroles de Chakula n’échappèrent à l’esprit retors de Tadji. Zary, la mère de Soto, avait sauvé ces lionceaux, malgré la condamnation de son fils. Elle était le point faible du lion d’or, la faille dans laquelle le prince déchu comptait s’engouffrer. La faiblesse des gens ne provenait pas d’eux-mêmes, mais de ce qui se trouvait autour d’eux.

Finalement, la jeune lionne lui demanda ce qui lui était arrivé durant tout ce temps. C’était la première fois qu’il devait le raconter et le vieux mâle s’était depuis longtemps préparer à cela, aussi savait-il quoi répondre avec une exactitude quasi-parfaite.

« — J’étais avec la reine Tahani lorsque le feu s’est déclaré » raconta Tadji « Nous avons été séparé dans le tumulte de l’incendie. J’ai tenté de la sauver mais … » Le souvenir de ce jour lui serra le cœur, car au-delà d’avoir été sa reine, Tahani avait été sa mère « … mais le destin en a voulu autrement » acheva-t-il finalement « Un arbre m’est tombé dessus, je crois … pour le reste, je ne me souviens plus de rien » affirma le vieux lion « Je me souviens juste de m’être réveillé sur la Lande, il y a quelques jours de cela, le cœur emplis de vengeance. C'est tout ce qui compte »

Neuf mois d’amnésie, c’était long, mais Tadji n’était pas sans savoir que certain lions, suite à des traumatismes profonds, étaient capable d’oublier toute une vie … en comparaison, cela ne lui paraissait pas si long que cela, finalement. Le vieux mâle lui mentait, mais il devait bien commencer quelque part et par quelqu’un. Il devait protéger ce qui lui avait permis de survivre tout ce temps et depuis la trahison d’Ahva et des Pridelanders, Tadji était plus méfiant que jamais : il ne faisait confiance à personne, personne.

Les paroles de Chakula lui avaient donné une autre réponse : Waasi ne se trouvait pas ici, n’était jamais venue ici. L’adolescente ne savait pas où elle se trouvait et Tadji commençait à se demander s’il croiserait un jour quelqu’un capable de lui donner une piste. Pour l’heure, les choses étaient loin d’être gagnée … pour l’heure, son seul espoir résidait dans ce lion au pelage sombre qu’il avait croisé sur la Lande quelques jours plus tôt, et dont il ne connaissait même pas le nom. Tadji, cependant, ne perdait pas espoir : Chakula et Utaritibu pouvaient avoir d’autres réponses encore.

« — Zary a-t-elle sauvé d’autres lionceaux que vous ? » leur demanda Tadji « Y a-t-il d’autres Outlanders, ici, sur Freeland ? » Après tout, ça n’était pas impossible. L’idée que les exilés d’Outland se soient dispersés restaient une possibilité, et si tel était le cas, Tadji devait partir à leur recherche … et les réunir.

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Chakula insista sur le fait que c’était à eux de rendre justice à leurs parents et Tadji ne pouvait qu’être d’accord, mais Tadji avait aussi son rôle à jouer. Les enfants devaient honnorer la mémoire de leurs parents, et les rois se montrer digne de la loyauté de ses sujets, même par-delà la mort. Les monarques n’étaient rien sans leurs sujets, ils étaient l’essens même de leur pouvoir. Sans sujets, il n’y avait pas de royaume, pas de trône, pas de roi. Si le désir de vengeance de Tadji était tout à fait personnel, cela ne l’empêchait pas de le partager avec ceux qui lui restaient fidèles … et Chakula et Utaritibu semblaient de ceux-là.

« — Bien sûr » répondit Tadji lorsque Chakula déclara que c’était à elle de rendre justice à ses parents « Nous prendrons tous part à cette vengeance, chacun d’entre nous » déclara le vieux mâle, comme pour les rassurer. Personne ne serait laisser à l’écart et pour cela, Soto mourrait autant de fois qu’il le faudrait.

Chakula ne dissimulait pas son désir de participer au chapitre qui s’annonçait et Tadji n’avait pas l’intention de la décevoir. Cependant, elle devait être patiente et le vieux mâle n’était pas sans connaître la fougue de la jeunesse. Dans ses paroles, il devait être clair, car la moindre erreur pouvait leur être fatale. La jeune lionne émit l’idée qu’ils devaient se séparer et Tadji ne pouvait qu’être d’accord avec cela.

« — Nous ne pouvons pas voyager en groupe, effectivement. Cela attirerait trop l’attention » expliqua le vieux mâle. Il fit une courte pause, comme pour s’assurer qu’il avait l’attention des adolescents « Et vous ne pouvez pas quitter Freeland tout de suite, les autres se questionneraient » affirma-t-il « Vous devez faire croire aux Freelanders que vous souhaitez voyager, et que votre décision est mûrement réfléchie. Parlez-en autour de vous, à vos proches, mais gardez pour vous le fait que vous partez retrouver Waasi » déclara Tadji « En ce qui concerne Waasi, je l’ai déjà cherché. Elle ne se trouve pas sur la Lande et, de toute évidence, pas sur Freeland. Elle ne se trouve pas non plus sur Outland, ni sur Prideland. Elle n’a pas pu traverser le Grand Désert des Jangowas, ni Freeland sans que ça se sache. Elle ne peut être aller qu’à un seul endroit : au nord de la Lande. C’est là que nous devons nous rendre » raconta le vieux mâle.

Le bon sens et la logique avait conduit Tadji à croire que Waasi se trouvait là-bas … et en réalité, il l’espérait de tout cœur car il n’avait aucune autre idée de l’endroit où elle pouvait se trouver.

« — Préparez votre départ et votre voyage. Soyez discret, n’éveillez pas les soupçons. Tant que nous serons séparés, nous serons vulnérables. La rumeur de notre retour ne doit pas se répandre, pas encore » expliqua Tadji « Longez les frontières qui séparent Prideland et le Grand Désert. Si quelqu’un vous interpelle, ne donnez pas vos vrais noms, et dites que vous êtes des Freelanders en quête d’aventure » C’était surement leur premier voyage et sans personne pour les guider, les jeunes risquaient de faire des erreurs « Lorsque vous arriverez sur la Lande, vous tomberez sur le bras d’un fleuve, l’eau sera haute à cette période de l’année. C’est ce fleuve qui remplis le Lac-Au-Roi, remontez-le et vous tomberez sur un embranchement : c’est là que nous nous retrouverons »

Tadji avait encore des choses à faire, des lions à retrouver, notamment Vita. Il ne savait pas qui arriverait en premier là-bas … et quand bien même Chakula et Utaritibu lui paraissait digne de confiance, le vieux mâle restait prudent.

« — Ne parlez de rien, à personne » déclara finalement Tadji. Le ton qu’il employait ne laissait aucun doute quant à l’importance de ses paroles « La discrétion est la clé de notre réussite. Vous comprenez ? »

De la leur, et de tous ceux qui comptait jouer un rôle dans leur entreprise.