Conséquences des mirages

Un nuage de poussière et des rugissements de haine annonçaient bien souvent des bagarres saignantes dans le clan des jangowas. Pour un oui, un non, un regard de trop ou une simple présence, le calme pouvait facilement basculer et se changer en un chaos assourdissant. A la fin, il n'y avait pas en permanence des corps sans âme qui reposaient au sol. Bien souvent, ce n'était que des poils arrachés ou une oreille qu'on retrouvait dans le sable du désert. Bien souvent, les querelles n'étaient qu'un prétexte pour passer le temps, s'amuser et confirmer son appartenance au clan. Rendre fier le sang des Jangowas, enfants du Grand Désert.

Cependant, ce jour-là, non loin du marais, Wahidan ne se battait pas par plaisir ou par fierté. Pour une énième fois, il se disputait avec sa compagne et aujourd'hui, les crocs et les griffes étaient de sortie. Roulant, ripostant, se déchirant mutuellement, le jeune couple se bagarrait comme s'ils avaient été les pires ennemis du monde. Personne ne les vit ou vint les séparer. Ils avaient besoin de se défouler disait-on. Le combat ne dura pas longtemps heureusement. Le fils de Jangwu avait pris rapidement le dessus, mais lorsqu'il avait posé la patte sur le ventre de Kashfa, cette dernière avait eu un grognement de douleur, qui le fit reculer. Le combat ayant pris fin, les deux félins s'observèrent longuement.

Les yeux ciels de la femelle reflétait du mépris et une profonde tristesse. Allongée au sol, elle fixait son compagnon, qui s'avança doucement vers elle et qui, malgré son grognement de menace, lui lécha tendrement le cou. Elle se laissa faire, la queue battante et les yeux lançant des éclairs. Ses poils habituellement si doux, étaient emmêlés, abîmés, complètement laissés à l'abandon. Wahidan se promit d'aider sa compagne à traverser ce cap terrible que le Grand Désert leur avait réservé. Un cap où leurs enfants promis n'avaient pu les suivre.

Kashfa se leva d'un coup, fouetta de sa queue le mâle à crinière brune et s'en alla sans un regard, sans un seul mot. Le lion à crête l'observa disparaître derrière la dune et souffla longuement, la tête basse. Ces dernières semaines avaient été très difficiles pour eux. La perte de leurs enfants non-nés étaient un véritable supplice. Il avait commencé à faire le deuil, mais sa lionne en était toujours incapable malgré le temps qui avait passé. Cela l'agaçait tout autant que cela le chagrinait. Perdu dans ses pensées noires, il se laissa tomber au sol et resta allonger sur le côté, sans prendre garde au monde qui l'entourait. Il n'était pas d'humeur à discuter et il espérait que tous les membres de son clan l'avait compris. Ses griffes le démangeait encore trop.

Wahidan ne réagit pas tout de suite lorsqu'il entendit les remontrances d'une insolente petite lionne. Il l'observait simplement d'un regard noir, remplis de colère. Ses muscles étaient tendus et ses griffes sorties. La créature minuscule avait un sacré culot de s'adresser ainsi à un lion tel que lui. Mettre en péril sa descendance ? Puni par le Grand Désert ? Affront à sa femme ? Cette mioche ne connaissait absolument rien de sa situation et se permettait de le juger alors qu'elle ne lui arrivait même pas au genou. Pendant un instant, son cerveau se mit sur pause et seul un instinct meurtrier prit possession de son corps.

Il se leva d'un coup en faisant lever un nuage de sables et chargea la petite boule de poils, dans un grognement sourd. Heureusement pour la lionçonne, sa mère était présente et s'interposa entre eux. Lui rugissant dessus, elle lui ordonna de laisser sa fille. Wahidan s'arrêta net, lui répondit par un même rugissement avant de reculer et tourner en rond, l'air totalement ravagé. Il reprenait doucement ses esprits en inspirant profondément. Il jeta un regard à la boule de poil, puis reporta son attention sur la lionne qu'il avait en face de lui. Tunkudewa …

Il se rapprocha de la féline. Sa crinière la frôlait presque tant il était proche d'elle. Étant plus grand, il la prenait de haut et dans son attitude lui signifiait clairement qu'il était plus puissant qu'elle et qu'elle lui devait le respect, la soumission. Dans une voix grave, tremblante de rage, il dit tout bas.

« Tu devrais mieux éduquer cette petite chose qui te sert de fille. Lui apprendre à se taire comme toute bonne lionne. Sinon, nous nous en chargerons. » Dans ce nous, il entendait lui et les autres mâles. Il lança un regard meurtrier à la petite de sa camarade. Puis il revint vers la mère et avança d'un pas, la poussant ainsi pour la faire reculer.
« Tu comprends Tunkudewa … »

Sa mauvaise humeur le rendait écœurant, détestable. Ce n'était pas lui, ce n'était pas ses valeurs, mais malheureusement il n'arrivait pas à retrouver ses esprits et à se calmer. La lionne qu'il avait en face de lui était celle qui avait soi-disant tuer son compagnon. Wahidan n'y croyait pas. Il était persuadé que le lion était toujours vivant et que par conséquent, cette lionne qui avait sûrement été un jour une camarade de jeu n'était qu'une menteuse. Une vipère qui prive un père de ses enfants. A moins que ce dernier était parfaitement au courant et s'en fichait royalement.

Wahidan jeta un regard glacial quand la petite – Changamfu – reprit la parole sans qu'on l'y invite. Ne voyait-elle pas que c'était une conversation d'adulte et qu'elle n'était rien qu'une boule perturbatrice ? Il montra les crocs, avant de revenir vers la mère, qui le menaçait d'aller voir l'Empereur. Wahidan lâcha un rire mauvais et ironique. Comme si elle allait vraiment le faire ! Ah … Mais si … elle s'en allait. Wahidan ne bougea plus et se contenta d'observer la lionne s'éloigner, laissant sa fille avec lui. Que faisait-elle ? Pourquoi ne ramenait-elle pas sa foutue gosse ? La situation étrange eut don de le calmer, ou en tout cas, de faire descendre la tension.

Une fois Tunkudewa, bien éloignée, Wahidan fronça les sourcils et sembla sortir de sa phase. Il s'avança vers la petite, ses griffes noires brillantes au soleil. Il l'observa de haut avec un regard dégoûté à la petite créature, avant de faire volte face sans un mot et en faisant soulever un nuage de poussière sur elle. Il s'éloigna de quelques pas et s'effondra comme auparavant. Sa colère était toujours présente, mais ayant retrouvé quelque peu ses esprits, il ne se voyait plus s'attaquer à la petite. En tout cas tant qu'elle le laissait en paix, il la laisserait aussi. Il n'était pas un tueur d'enfant. Il ferma les yeux, mais la voix agaçante de Changamfu résonnait dans sa tête. Ses mots le troublaient.

Cette petite venait à peine de naître et revendiquait déjà ses droits, avait déjà conscience de l'inégalité qui régnait entre mâles et femelles. Elle ne voulait pas se laisser faire, par ces messieurs précisément.

Le fils de Jangwu se redressa légèrement pour voir où était la créature impulsive. Toujours là. Il s'allongea de nouveau. Elle se lançait dans un combat difficile, et il savait qu'elle n'arriverait à rien si elle ne se calmait pas. Pour avoir du changement, il fallait tout d'abord modeler les esprits, pas foncer tête baissée. Surtout qu'à ce stade, elle ne devait sûrement pas avoir d'alliés à part sa mère qui l'a laissée. Il se redressa une nouvelle fois pour vérifier que la petite allait bien. Ce n'était pas qu'il était inquiet pour elle, seulement en tant que parent sans enfant, il avait comme le sentiment de quand même vérifier. Elle était minuscule. Et comme l'avait dit sa mère, Changamfu était une fille du Grand Désert. Probablement lui en voudrait il s'il venait à arriver malheur à la boule de poil qui était à présent sous sa surveillance.

Le petite boule se débarrassait du sable qui recouvrait son doux pelage de lionceau. Si seulement, son caractère pouvait suivre ! Encore une fois, elle revenait à la charge avec son affreuse voix aiguë, toujours aussi insupportable. C'était trop ! C'était quoi son problème ?

Wahidan se redressa et observa les alentours à la recherche de la petite. Changamfu avait du se mettre à l'abri puisqu'il ne l'apercevait pas du premier coup d’œil. Mais elle ne devait pas être bien loin et cette fois, le fils de Jangwu comptait bien lui faire comprendre qu'il ne fallait pas parler de ce qu'on ne savait pas. Il se leva avec autant de contrariété qu'auparavant et en reniflant repéra facilement la petite cachée. Sans laisser le temps à qui que ce soit d'agir, il l'atteignit en deux, trois bonds et l'attrapa par la peau du cou. Sans plus de ménagement, il la lâcha violemment de sa hauteur et la fit rouler sur le dos. Il posa ensuite sa grosse patte sur son ventre et la pressa doucement contre le sol. Il ne lui coupait pas la respiration mais la compressait juste assez pour qu'elle ressente quelque chose. Il se pencha doucement vers la petite tête, les crocs luisants.

D'une voix grognante, il lui expliqua les termes.
« Tu ne sais rien de ma vie. Je n'ai jamais touché à mes enfants. Leur mort n'est ni de MA faute, ni de qui que ce soit. Le Grand Désert a choisi de les prendre. »

Il ressentit une vive douleur à la poitrine. C'était la volonté du désert de les faire souffrir. Et ce devait là encore être une épreuve. Faire face à leur tragédie. Il atténua sa pression sur le petit corps fragile en relevant légèrement la patte, sans pour autant la lâcher.

« Et d'ailleurs, si tu penses sincèrement que l'Empereur aura quelque chose à faire de ta mère, tu es bien idiote. Tunkudewa est une femelle comme tant d'autre et moi, je suis un guerrier fidèle de l'Empereur. »

Cette fois, il la lâcha, en lui frôlant la peau avec ses griffes. L'une d'elle fit apparaître une fine goutte de sang. Son regard était noir, meurtrier. Il tourna autour de la petite, canalisant sa colère dans ses pas lourds. Les mots défilèrent comme des reproches, comme s'il faisait son procès.
« Et puis, tu as bien raison … Pourquoi je t'épargnerai ? Toi. Fille sans père, fille du mensonge. Insolente, irrespectueuse, qui bafoue nos lois. Qui ose se lever contre l'autorité, la hiérarchie … »

Il cessa ses ronds et se plaça face à la petite. Se baissant, son museau était à quelques centimètres de celui de la petite téméraire.
« Toi, indigne du désert. Dis moi pourquoi je t'épargnerai. »

Cette fois, cette babine était retroussée et de la fine bave commençait à dégouliner. Ses yeux rouges sang étaient fixés à un regard d'or. Le temps ralentit. Était-il assez en colère pour enlever un enfant ? En tout cas, à ce moment même, il allait peut-être faire un choix qu'il regretterait.

La petite avait subi sans se plaindre les tourments du guerrier. Ce dernier l'écouta attentivement quand elle raconta son histoire. Il émit un grognement en simple réponse. Son géniteur n'était qu'un idiot et méritait sûrement son sort. Il comprenait à présent un peu plus pourquoi elle était si agaçante, irrespectueuse envers les mâles. Mais son insinuation sur la possibilité que Wahidan fasse de même était peut-être la goutte de trop. L'idée même de tromper Kashfa après ce qu'il était arrivé n'avait jamais traversé l'esprit du lion à crête.

Alors qu'il respirait pour essayer de reprendre ses esprits, son corps lui déjà en action et réagissait mal à ce que venait de dire la petite. C'était une énième attaque. Il voyait son corps se mouvoir, sans pouvoir vraiment le contrôler.

Mais alors, une masse le frappa sur le côté. Il réalisa rapidement qu'on l'attaquait et qu'il avait en face de lui un adversaire à sa taille. Ce dernier d'ailleurs disait que le seul qui tuerait Changamfu, se serait lui. Tout de suite, Wahidan reprit ses esprits. Ce que venait de dire ce félin était bien plus grave à son sens que ce qu'il prévoyait lui, car on sentait dans ses paroles une véritable haine.

La petite parla de nouveau, et l'inconnu lui instaura le silence. Piégé sous les pattes de l'adversaire, Wahidan qui avait une vision plus claire, reconnu son camarade Jarumi. Il se dégagea d'un coup de pattes au ventre, la mine renfrognée. Voyant à présent plus clair, sa colère pour la petite diminua presque instantanément et se dirigea vers le lion qui avait osé s'attaquer à lui. Il y avait un truc qui le dérangeait grandement dans cette histoire.

Il se recula et évalua la situation. Son camarade voulait tuer une petite qui ne le connaissait pas, juste après que Changamfu lui ai révélé son passé encore tout frais. Il savait que l'ancienne compagne du gros mâle avait perdu ses petits, mais il n'avait jamais su ce que le couple avait fait par la suite. Il ne savait même pas s'ils étaient encore ensemble, puisque, faute d'intérêt pour leur vie si basique, il ne s'était pas renseigné plus que ça. Mais il savait au moins une chose. Le mâle n'était pas vraiment quelqu'un de bien avec les femelles. Les morceaux se collèrent rapidement dans son esprit. Se pourrait-il qu'il soit le dit géniteur de la petite téméraire ? Il était mort, mais la lionçonne connaissait-elle réellement sa propre histoire ?L'idée que Jarumi soit son "père" l'étonnait à peine et si cela était vrai, cela n'annonçait rien de bien pour le petite Changamfu, dont il avait failli prendre la vie.

Il grogna et se lécha les babines, signe de contrariété. D'une voix vibrante, il s'adressa au lion.
« Dégage, Jarumi. Ce ne sont pas tes affaires. »
Si sa théorie était bonne, il était mieux que le gros mâle s'éloigne de la lionçonne.

Le fils de Jangwu s'approcha donc du lion rapidement. Ses mots furent des chuchotements, dont le ton grave empêchait d'autres d'entendre. Surtout Changamfu, dont il désigna d'un signe de tête.
« Tu ne voudrais pas que je t'en mette une devant ta fille ? »

Cherchant à avoir une trace de culpabilité ou autre, son regard se fixa à celui du mâle, qui lui faisait face. La tension était lourde, signal probable qu'un nouvel affrontement pourrait avoir lieu. Après tout, c'était dans les habitudes des jangowas de régler leur problème par les griffes et aujourd'hui Wahidan était paré pour.

La réaction fut immédiate et violente. Jarumi criait avec hargne qu'il n'avait eu que des fils et ses paroles furent accompagnés d'une seconde attaque. Wahidan paraît les coups malgré que la force du lion, déjà plus imposant que lui, commençait à l'écraser. Il rendit quelques attaques, mais rien d'aussi agressives que celles de son adversaire, qui s'acharnait. Les mots du fils de Jangwu semblait vraiment avoir touché le mâle fier.

Ce qui rassurait Wahidan était que la mère de la petite était revenue. Au besoin, il n'aurait pas à avoir un œil sur Changamfu et en même temps se battre. Quand il sentit que s'en était assez, il se détacha de Jarumi et le laissa se vanter. Le jeune lion grogna entre ses crocs. S'il avait voulu, il l'aurait pu l'amocher aussi. Mais il avait mis sa fierté de côté et se contenta de lécher ses blessures. Il n'était pas allé de main morte celui-là ! Le sang coulé, mais rien de grave. Ce n'était que superficiel. Juste pour lui arracher ses superbes poils !

Tunkudewa s'approcha et le remercia, ce qu'il répondit par une simple inclination de la tête. Il écouta les deux femelles en pansant ses plaints, sans vraiment les regarder. Il était à présent un peu désintéressé de la situation, qui perdait son intérêt maintenant que l'un des éléments phares était parti. Cependant, les informations restaient bien encrées à son esprit et se relier avec simplicité.

Il les salua d'un mouvement de queue et une fois qu'elles se furent bien éloignées, se dirigea vers la dune où Kashfa avait disparu. D'ailleurs, en pensant à elle, la lionne aux regard persan attendait bien sagement, ayant sûrement assisté au loin à toute cette scène. Elle avait un sourire indescriptible sur le visage. La tension entre eux semblait s'être diminuée et le goût du ragot avait pris place.