La pluie s'était quelque peu tarie, ne laissant tomber qu'une fine bruine. Les orages se succédaient - certains secs, d'autres apportant un bref torrent d'eau - et rendaient la météo plutôt incertaine. Si Rána ne craignait pas les sorties sous la pluie, comme nombre de ses compagnons, il n'appréciait pas particulièrement d'être trempé jusqu'au os ou de marcher sous un soleil accablant. Lorsque les nuages couvraient le ciel et les protégeaient des rayons du soleil, les lions pouvaient plus facilement sortir chasser ou patrouiller, tandis qu'ils s'abritaient aux heures les plus chaudes lorsque le ciel était clair.

Cet après-midi là, le tonnerre grondant au loin avait permis à Rána de prédire que le ciel serait encore lourd ce soir là, apportant avec lui éclairs et pluie. Il avait donc décidé de partir chasser tant que le temps le lui permettait encore, car les proies avaient tendance à s'abriter à l'arrivée des dépressions. Le grand mâle variait chaque jour ses lieux de chasse solitaires, joignant ainsi la patrouille à la chasse. Par ces temps parfois capricieux et violents, certains intrus profitaient de voir les clans à l'abri pour franchir les frontières. Etant dans la force de l'âge, Rána n'avait pas de mal à couvrir de grandes distances ; il s'était donc quelque peu éloigné de Prideland pour se rendre sur la Lande des Sans-Terre, où le gibier abondait parfois plus facilement.

Il avait néanmoins ralenti l'allure, conscient que la zone où il arrivait gardait bien ses secrets et pouvait se révéler être un piège potentiellement mortel. Les marécages avaient tôt faits de piéger les lions un peu trop aventureux, et les rares - mais abondantes - pluies qui tombaient depuis quelques jours n'arrangeaient pas les choses. L'orphelin décida donc de les éviter, et préféra longer la rivière. Et tandis qu'il marchait, les yeux à l’affût d'une potentielle proie venue boire, ce fut bien autre chose qu'il découvrit.

Des grognements se faisaient entendre non loin de là. Suivant la piste, il constata que les bords meubles de la rivière - qui était sans doute sortie de son lit il y a peu - s'effondraient par endroit. Et quelques mètres plus bas, une lionne se débattait comme elle pouvait pour tenter de remonter, le sol s'étant effondré sous ses pattes arrières qui trempaient désormais dans la rivière.

─ Tenez bon, j'arrive !

Sans plus attendre, le grand mâle tenta de se frayer un chemin vers elle pour l'aider, mais ce n'était pas chose facile car il était plus lourd que la lionne, mais avait cependant l'avantage de la taille et de la force.

Rána pouvait entendre la lionne pester et jurer tandis qu'il s'approchait prudemment. La lionne poussa un cri tandis que le sol s'effondrait encore un peu plus sous ses pattes, entraînant la moitié de ses pattes arrières dans l'eau.

─ Ne vous dépêchez pas surtout, j'ai tout mon temps !

A premier abord, la lionne ne semblait pas des plus sympathiques, néanmoins l'orphelin pouvait comprendre qu'une telle situation puisse être stressante. Quoi qu'il en soit, il ne la laisserait pas se noyer ; il devait simplement trouver le moyen le plus sécuritaire d'intervenir. Difficile à mettre en pratique quand les dizaine de kilos en plus que lui conférait sa masse faisait s'enfoncer ses pattes dans la boue à chaque pas supplémentaire. Le grand mâle compris rapidement qu'il n'avait guère le choix ; pour atteindre la femelle, il devrait patauger dans la boue. Il n'y avait aucun endroit avec de la terre ferme suffisamment proche.

Il repris donc son avancée, rendue laborieuse par l'eau et la boue. Il laissa échapper un grognement quand l'humidité de la boue atteignit son ventre, maculant son pelage clair d'une croûte plus foncée. Avec lenteur et difficulté, Rána parvînt à rejoindre la femelle toujours en difficulté. L'endroit où elle se situait était bien mal placé, la boue se partageant le terrain avec l'eau de la rivière. Enfoncé presque jusqu'au ventre, l'orphelin ancra profondément ses aplombs sans craindre pour autant d'être emporté. Bien qu'agité, le courant n'était pas suffisamment fort pour le déséquilibrer au vu de son poids.

Un instant durant, il songea à la façon la plus correcte d'aider la lionne. Il n'avait pas moyen de la hisser sur le bord en l'attrapant sans la blesser. S'il ne pouvait la tirer pour le moment, alors il devrait la pousser. Il était peu probable qu'elle apprécie cette manière peu cavalière de faire, mais il n'avait guère le choix. S'avançant donc encore de quelques pas, Rána se positionna derrière la lionne, tendit ses muscles et fit du mieux qu'il pu pour soulever la lionne. Elle n'était pas si lourde, mais leurs deux poids cumulés entraînait Rána plus profondément dans la boue.

La lionne ne réagit pas tout de suite lorsque Rána la souleva du sol. Sans doute ne l'avait-elle pas vu plonger dans la boue et avait-elle été surprise. Le cri d'exclamation qu'elle poussa lorsque le grand mâle rassembla ses forces validèrent l'hypothèse de ce dernier.

─ Vous allez vous noyer! Qu'est-ce que vous..

Il n'avait guère le temps - ni l'envie d'ailleurs - de lui répondre. Bien sûr qu'il se serait bien passé de cette baignade boueuse, mais la laisser se débrouiller seule - sans être sûre de s'en sortir - n'était pas une option envisageable pour l'orphelin. Lorsqu'il entreprit de la pousser avec sa tête et ses épaules, il l'entendit grommeler et se retînt de tout commentaire. Rána n'était pas difficile à vivre, mais cette lionne ne semblait pas être des plus aimable, de prime abord tout du moins. Néanmoins, lorsqu'elle sentit l'effort de son coéquipier sous elle, elle dû se décider à essayer de regagner la terre ferme car il la sentit bouger et s'étirer pour atteindre un point d'accroche fiable. Soudain, le fils adoptif crû la sentir s'alléger et, pensant qu'elle avait réussi à s'en sortir, il la poussa de plus belle dans un dernier effort. Manque de chance, cette soudaine élévation fit perdre l'équilibre à la lionne qui dégringola le long de la berge pour finir dans l'eau, en contre-bas du grand mâle.

Il l'entendit jurer, et la vit soudain s'agiter avec panique. Et sans qu'il ait eu le temps de faire quoi que ce soit, Rána sentit une vive douleur lui parcourir le flan tandis qu'elle se raccrochait à la seule chose que son instinct avait trouvé : lui. Il lâcha un rugissement de surprise et de douleur, avant de se ressaisir. Lui qui avait essayé d'améliorer les choses de manière délicates abandonna tout espoir de continuer sur cette voie au vue de la situation. Bien qu'il puisse contrôler son propre poids face au courant, le grand mâle ne tiendrait guère longtemps avec la masse supplémentaire de la lionne. De plus, le courant et la panique la faisait s'agiter, entaillant un peu plus la peau tendre du flanc du lion. Ils ne tiendraient guère longtemps de cette manière.

Décidant qu'il était temps de passer outre la bienséance, Rána rassembla ses forces pour se contorsionner sur le côté, et tenta d'attraper la femelle par le cou. Au premier essai, ses dents claquèrent dans le vide, mais la seconde fois fut la bonne. Il sentit ses crocs se refermer sur la peau de la femelle, et n'hésita pas une seconde à serrer ses puissantes mâchoires sur cette unique prise. Ça ne serait agréable ni pour lui, ni pour elle, mais il ne voyait pas d'autre solution. Malgré tout, l'orphelin devait prêter toute son attention à la pression qu'il mettait dans ses mâchoires, au risque de réellement blesser sa congénère. Grognant sous l'effort, il commença par la tirer hors de l'eau pour la ramener à son niveau. Puis, pas après pas, il fit de son mieux pour la traîner jusqu'au bord. Il ne pouvait guère faire attention à lui éviter la boue dans les yeux ou dans les oreilles, mais qu'importe.

Quand il l'estima assez proche du bord de la terre ferme, il lâcha son cou et, sans lui demander son avis, la repoussa de nouveau avec la tête et les épaules pour la hisser jusqu'au sec. Il n'aurait pas agit différemment avec un lionceau - si ce n'était en y mettant moins de force - mais elle semblait épuisée et en partie paniquée ; peut-être incapable de réagir rapidement. Une fois qu'elle fut en sécurité, Rána voulut se hisser à son tour mais lorsqu'il porta son poids sur ses pattes avant, celui-ci s'effrita et envoya rouler le grand mâle en contre-bas. Sans plus aucun ancrage, l'orphelin se retrouva bien vite aux prises avec le courant.

Le grand mâle sentit son corps glisser sur le fond vaseux, peu à peu entraîné par le courant. S'il n'était pas submergé par les flots et parvenait à garder la tête hors de l'eau, l'orphelin peinait cependant à trouver un appui pour prendre pied. Le paysage défilait le long de la berge tandis qu'il cherchait une prise ou une aspérité à laquelle se raccrocher. Sortir la lionne de l'eau lui avait demandé beaucoup d'énergie, et il sentait ses muscles tarder à répondre à ses sollicitations tandis que la fatigue le gagnait peu à peu. Lorsqu'enfin il sentit un surplomb sous ses pattes, il saisit l'occasion et se propulsa aussi fort qu'il le put. Atteignant difficilement la berge, il parvînt cependant à enfouir profondément ses griffes dans l'entrelacs de racines qui dépassait du bord.

Le corps encore à moitié dans l'eau mais sentant la prise solide sous ses pattes, il jeta un coup d'œil en amont de la rivière, là où il avait repêché la lionne. Il osait espérer qu'elle n'était pas retombé dedans et s'était éloigné, mais il n'avait guère la possibilité de s'en assurer pour le moment. Dans un grognement sourd, il se hissa à la force des pattes avant sur la berge, rampant et s'agrippant à ce qu'il pouvait jusqu'à parvenir à hisser presque tout son corps en dehors de l'eau. Seuls restait le bout de ses pattes arrière et sa queue, mais cela lui importait peu ; il était sauf. La respiration encore haletante et le pelage maculé de boue ; un filet de sang s'écoulant de son flanc, Rána posa la tête sur le sol quelques instants pour récupérer. Il s'était rarement senti aussi épuisé, et avait besoin de quelques minutes de répit.

Les yeux à demi-fermés, il aperçut une silhouette s'approcher au loin. La vision floue, il ne parvînt pas tout de suite à l'identifier et craint un instant de se retrouver nez à nez avec un ennemi. Cependant, tandis qu'elle se rapprochait, il parvînt à reconnaître la lionne rousse et, se laissant aller, il soupira de soulagement tandis que son corps était engourdi par la fatigue.

Le froid avait engourdi son corps, si bien que le sommeil qui embrumait peu à peu l'esprit du grand mâle était fort attirant. Cela allait à l'encontre de bien des règles de survie de se laisser aller ainsi au sommeil en plein milieu d'un territoire potentiellement hostile, pourtant Rána n'y songeait guère à cet instant ; le repos salvateur que la position allongée lui conférait avait quelque chose de terriblement attrayant. Il voulait simplement quelques minutes de plus.

─ Est-ce que vous m'entendez ? Vous avez tout intérêt à être conscient si vous ne voulez pas vous prendre un nouveau coup. Je pense que ni vous ni moi n'en avons réellement envie.

Quelque chose lui secoua légèrement la tête, et Rána dû rassembler toute la volonté qu'il lui restait pour ouvrir les yeux. En face de lui se trouvait la silhouette rousse de la lionne à qui il était venu en aide. Au moins était-elle encore en vie. Toutefois, sa présence rappela à l'orphelin la situation dans laquelle il s'était mis. Il ne pouvait guère rester là ; il lui fallait rentrer sur Prideland, aussi difficile était-ce à envisager à l'instant présent.

Dans un grognement, il rassembla ses ultimes forces pour se redresser et parvînt à se relever. Ses muscles épuisés n'étaient pas loin de trembler tant l'effort lui avait coûté, et il chancela légèrement avant de parvenir à retrouver son équilibre. Néanmoins, ses idées étaient redevenues suffisamment claires pour qu'il soit de nouveau complètement alerte. Son flanc gauche le piquait et un filet de sang gouttait, mais ce n'était guère important ; la blessure ne laisserait que peu de traces. Il se redressa donc, et tourna son regard vers la lionne :

─ Je suis content que vous soyez saine et sauve ; je pense qu'il est temps pour moi de rentrer. Soyez prudentes à l'avenir.

Ce disant, un léger sourire se dessina sur ses babines, et il se mit lentement en directement de Prideland. Son pas était lent et parfois hésitant, mais il n'aurait rien de plus que quelques courbatures dans les jours à venir.