Mauvaise augure
Chukia & Kaya
La vieille féline n'était pas encore aveugle, bien au contraire. Elle avait bien vu que sa fille cherchait quelque chose. Elle ignorait seulement quoi. Mais son petit manège ne lui avait pas échappé.. Comment aurait-ce été possible?
Tout au long de la journée, Kaya s'était sentie suivie et épiée. Que ce soit à son retour de chasse, lors de son repas qui fut ce jour là bien maigre, lorsqu'elle avait refusé à Kezar un entraînement, comme c'était souvent le cas ces derniers temps.. Et même lorsqu'elle s'était éloignée du clan pour pleurer la disparition de sa soeur. Ce qu'elle n'avait pu faire en se sachant observée, par pudeur.
Elle restait de moins en moins souvent auprès du clan, ne s'y rendant que par devoir, et pour vérifier que les rares personnes encore vivantes auxquelles elle tenait se portaient bien. Elle préférait la solitude dorénavant. Le camp n'avait plus rien de bon à lui apporter, si ce ne fut des souvenirs douloureux, et la vision de Nazhir, qu'elle détestait plus que tout.
Ce jour où il avait défié son amie, elle avait souri. Elle était persuadée que ce jeune insolent ne pourrait vaincre celle qui depuis si longtemps dirigeait le clan. Une vie sans Hatasa était impossible à imaginer pour sa soeur de coeur qui avait sous estimé la détermination de son adversaire. Quand la lionne était tombée, un cri de désespoir demeurait bloqué au fond de sa gorge. De désespoir et de colère. Ce ne pouvait être qu'un cauchemar.. Mais son amie ne se relèverait pas. Alors, Kaya avait jeté au nouvel empereur son regard le plus noir. Elle avait failli se jeter sur lui, mais s'était ravisée en apercevant dans la mêlée ses enfants. Adultes ou non, ils patiraient de ses actes si elle venait à échouer.
Cette impuissance, la lionne ne la supportait pas. Elle ne pouvait que rester là, à espérer que les derniers coups de crocs et de griffes d'Hatasa finiraient par avoir raison de son assassin. Espérer que de là où elle était, sa soeur pouvait encore agir d'une certaine manière.. Que le Désert la vengerait. Mais le Désert était injuste, et tout dans leur vie le leur avait prouvé.
Le matin parfois, elle se surprenait elle-même à chercher son amie. Puis la réalité lui revenait en pleine face. Elle était seule désormais. De leur groupe d'amis d'autrefois, il ne restait qu'elle. Et cette solitude viendrait bientôt marquer même ses traits. Son sourire, déjà si rare autrefois, était aujourd'hui absent, tandis que ses côtes commençaient à se faire voir, résultat d'une faim devenue quasiment inexistante. A vrai dire, elle ne se nourrissait plus que du strict nécessaire pour rester en vie. Ce n'était pourtant pas l'envie qui lui manquait de cesser entièrement de s'alimenter, pour rejoindre ceux qui les avait quitté et dont l'absence lui pesait tant.
Mais elle ne le pouvait pas. Car elle était une Jangowa, et se battre était inscrit dans son ADN.
Et sans doute était-ce ce qui l'avait poussé à venir ici, sur les rives du fleuve Mochanga, pour y trouver sa fille ainée, alors que leurs relations s'étaient tant dégradées depuis.. Depuis Tumanako..
Qu'espérait-elle? Elle l'ignorait. Mais il était hors de question pour elle de laisser Chukia continuer son petit manège sans réagir. Elle ne supporterait pas longtemps de l'ignorer tant l'étrangeté de la situation la dérangeait.
Sa fille était là, faisant les cent pas. Quelque chose devait la travailler, pour qu'elle semble ainsi incapable de rester immobile. Elle qui était d'ordinaire si calme et posée..
"Tu me cherchais?"
Elle ne s'était pas annoncée, approchant sans bruit pour s'asseoir dans le sable au milieu des empreintes de Chukia. Il fallait l'avouer, elle était quelques peu anxieuse. A quoi rimait tout ceci? Elle ne tarderait pas à le savoir. Sa fille voulait-elle encore lui cracher des insultes au visage, lui reprocher tous ses défauts? Qu'importe en réalité, si cela pouvait lui apporter quelconque réconfort.. Elle encaisserait.