Une chaude journée touchait à nouveau à sa fin, laissant place à la nuit quelque peu plus fraîche. Immobile, Rána était assis et contemplait le ciel. Avec les étoiles venaient parfois un chagrin plus profond qu'il n'y paraissait. Depuis qu'Ishana était partie, le grand mâle avait parfois l'impression que la vie avait perdu une partie de son sens. Bien sûr, la maturité qu'il avait pris en grandissant et son caractère calme lui avaient permis de surmonter cette épreuve - qui n'était rien d'autre qu'une partie du cycle de la vie - bien plus aisément que la première fois, mais perdre un être cher restait quelque chose de terriblement douloureux. Et la mort d'Ishana faisait resurgir des souvenirs qu'il avait pensé oubliés, et qu'il aurait souhaité ne jamais revivre. Quand bien même les lionnes n'avaient rien à voir, le corps meurtri de Safi se superposait parfois à celui vieillissant d'Ishana dans la grotte, et il se souvenait alors de cette terrible période où il avait perdu sa mère et une partie de son père pour toujours.

─ Tout vas bien jeune homme ?

Surpris, Rána tourna la tête pour voir qui était la lionne qu'il n'avait pas entendu intérieurement. Fort heureusement, Prideland était une terre relativement paisible où la plupart des lions étaient animés de bonnes intentions. Il avisa donc une femelle à la silhouette longiligne, au pelage brun-roux et aux yeux verts. Fronçant les sourcils, il chercha dans sa mémoire le nom de cette lionne qu'il était certain d'avoir déjà côtoyé :

─ Ka ... Karatasi ? Est-ce que c'est bien toi ?

Si sa mémoire et sa vue ne lui faisaient pas défaut, alors l'orphelin était heureux de retrouver la vieille lionne, et de voir qu'elle avait réussi à échapper au massacre. Sans doute était-elle arrivé avec les quelques exilés accompagnant Waasi. A dire vrai, Rána n'avait pas encore trouvé le courage d'aller retrouver ceux avec qui il avait grandit, se sentant à la fois mal d'avoir trouvé un asile là où eux avaient été chassés, et encore touché par le départ d'Ishana.

La vieille lionne sembla quelque peu surprise de voir que le grand mâle la connaissait. A l'inverse, elle même ne semblait pas reconnaître le lion qui se trouvait face à elle. S'asseyant face à lui, elle commença à le dévisager avec calme. Immobile, Rána la laissa faire sans rien dire. Il pouvait comprendre que Karatasi ait besoin de temps, après tout, la dernière fois qu'elle l'avait vu, il n'était encore qu'une jeune mâle à la stature loin de celle qu'il avait désormais. Enfin, une large sourire se dessina sur ses babines tandis qu'elle le reconnaissait. Se levant, elle s'approcha lentement pour venir se frotter à lui. Rána lui rendit ce geste d'affection avec émotion, heureux de retrouver la vieille lionne qui avait fait parti des différentes lionnes qui les avaient élevées avec l'aide d'Ishana, lui et les autres lionceaux du clan.

─ Oui elle même ! On ne me tue pas aussi facilement ! Tu as bien grandit Rána. Pourtant j'ai l'impression de te revoir, ce même jour ; triste et mélancolique...Que se passe t-il ?

Le ton de sa voix trahissait l'inquiétude qui allait de paire avec ses propos tandis qu'elle s'asseyait à côté du grand mâle. Détournant le regard, ce dernier soupira. Lui aussi se souvenait de ce jour où Karatasi l'avait trouvé, alors même qu'il venait de perdre son dernier point de repère, la seule chose qu'il avait toujours connu. Et aujourd'hui, ironie du sort, le hasard les réunissait de nouveau, dans des conditions similaires.

─ Je ... Ishana a rejoint les ancêtres il y a quelques jours. Elle était ma deuxième maman, et accepter son départ est difficile.

Il baissa les yeux quelques instants, conscient qu'il laissait la porte ouverte à des émotions longtemps refoulées, et qu'il ne souhaitait pas revivre. Pour autant, il savait qu'il ne pourrait pas faire son deuil sans les accepter. La vie allait ainsi, et il devait se résoudre à voir partir celle qu'il aimait une seconde fois.

─ Le temps ne rend pas les choses plus faciles. J'ai toujours pensé que perdre Safi resterait plus difficile, mais perdre Ishana l'est finalement tout autant.

Tournant légèrement la tête vers Karatasi, il plongea son regard azur dans celui de la vieille lionne, un faible sourire sur les babines.

Le regard de Karatasi ne l'avait pas quitté, mais c'était un regard doux et compatissant. Elle ne elle jugeait pas, elle comprenait. Elle-même avait perdu bien des membres de sa famille, et Rána se demandait parfois comment la vieille lionne était parvenu à continuer d'avancer. Tahani, Hourasi ... elle avait perdu ses plus proches parents elle aussi.

─ Le temps n'a jamais rendu les choses facile. Si c'était le cas, la vie serait beaucoup trop belle. On ne considère pas le temps comme un ami, on le voit souvent comme un voleur. Mais tu dois te dire que chaque minutes écoulé est une bénédiction. Néanmoins je comprends quelle est ta peine. Sers toi en pour avancer et devenir plus fort. La vie est une multitude de peine et d'échec, mais c'est ce qui la rends intéressante à vivre.

Il semblait y avoir une pointe de regret dans ses propos, comme si Karatasi regrettait de n'avoir pu faire quelque chose. Etait-ce l'absence de descendants qui lui pesait ? Les choix qu'elle avait fait ? Qu'importe ce qu c'était, la vieille lionne n'en laissa rien paraître. Rána était partagé entre les choix qui tiraillaient son cœur à cet instant précis. Il comprenait le point de vue de son aînée lorsqu'elle lui expliquait que la vie avait plus d'une surprise à dévoiler, il en avait eu la démonstration en trouvant une nouvelle famille, et bien d'autres choses encore.

Pour autant, une partie de lui se désespérait de revenir sans cesse au même chagrin ; celui de perdre un être si cher que son propre cœur semblait s'arrêter un instant. A quoi bon continuer s'ils partaient les uns après les autres ? Bien évidemment, c'étaient là de sombres pensées qui ne le tourmentaient que parce que son cœur était endeuillé. Après tout, si le départ de Safi et d'Hatari avait été brutal, celui d'Ishana était prévisible. Il s'y était préparé de longue date, le temps faisant son office sur les épaules de sa deuxième mère. Pour autant, cela ne rendait pas les choses plus faciles.

─ Je n'ose pas m'éloigner de nouveau, de peur qu'il arrive quelque chose à Janan ou à un autre. Et si je n'étais pas là ? Si je n'étais pas en mesure de les aider alors qu'ils ont besoin de moi ?

C'était là des questions bien enfantines, pourtant Rána ressentait le besoin de les poser à cette lionne qui avait porté tant de lunes de plus que lui. Il savait qu'au fond, son départ ne rendrait pas les choses plus probables qu'elles ne l'étaient déjà. Il craignait simplement de ne pas être là pour dire au revoir à ceux qui lui restaient.

─ Comment fais-tu pour ne pas avoir peur, Karatasi ?

Karatasi lui sourit avec bienveillance :

─ Écoute moi Rána. Ta peur est bien légitime, mais tu dois te dire que comme toi, tes frères et sœurs sont adultes et savent ce qu'ils font. Personne ne t'en voudra si tu n'es pas là au moment de perdre quelqu'un d'autre, car ils te connaissent. [...]

Le grand mâle savait bien qu'elle avait raison, malgré tout il ne pouvait s'empêcher, inconsciemment, de penser à tout cela. Il était évident que son départ ne causerait pas directement de tort à ses frères et soeurs, mais il savait que si quelque chose arrivait entre temps, il ne pourrait s'empêcher de se reprocher son absence. Et il n'était pas certain de vouloir vivre avec plus de remords qu'il n'en avait déjà. Tandis qu'il songeait à cela, Karatasi n'avait pas détaché son regard de l'orphelin, et ajouta avec douceur que s'inquiéter en permanence n'empêchait pas les choses d'arriver, même si l'angoisse de perdre un être cher était toujours présente. Nul besoin d'être un grand penseur pour savoir que la vieille lionne avait raison. Il devait apprendre à vivre chaque jour comme une nouvelle opportunité de découvrir le monde, et ne pas s'arrêter sur les risques et les regrets qu'il pourrait avoir. Après tout, lui même pouvait voir sa vie basculer du jour au lendemain.

─ J'imagine que tu as raison. Peut-être ai-je juste besoin d'un peu plus de temps pour l'accepter. Merci, Karatasi.

Ce disant, il lui sourit calmement, ses yeux azurs toujours posés sur la vieille lionne. Même s'il ne parvenait pas à se décider tout de suite, cette rencontre aurait au moins le don de l'apaiser un peu plus et de vider ce qu'il avait sur le cœur.

[Je m'arrête là, je te laisse répondre encore une fois ou aller demander les points ? :3]