La journée était déjà bien avancée lorsque Rána avait décidé d'aller trouver Ishana pour lui annoncer sa décision. Il l'avait mûrement réfléchi pendant des jours, des semaines même, pesant le pour et le contre. Et désormais, il était sûr de son choix, certain que c'était ce qu'il désirait. Bien sur, l'accepter n'avait pas été simple et les conséquences qu'il entrainerait ne serait pas toujours facile à vivre, mais pourtant l'orphelin savait que c'était la seule chose qui lui permettrait de trouver la sérénité. Prideland était une terre accueillante, et il savait qu'il y serait toujours le bienvenu, mais y rester ne lui permettrait pas de trouver toutes les réponses à ses questions. Et le jeune mâle était aussi désireux de voyager, de découvrir le monde sous un autre aspect que celui sous lequel il le connaissait.

Seulement, maintenant qu'il avait pris sa décision, il lui restait à prévenir Ishana. Il savait qu'elle ne s'y opposerait pas, mais il ne voulait pas lui faire de peine. La lionne avait déjà vu deux de ses enfants s'éloigner, et Rána craignait qu'elle se sente seule après son départ même si lui n'était pas réellement de son sang. Il ne s'inquiétait pas de sa sécurité - les rôles étant désormais inversés - car il savait que Prideland était parmi les territoires les plus sûrs, mais sa mère adoptive vieillissait, et il savait que c'était souvent avec l'âge qu'on appréciait le plus les interactions sociales. Bien sur, les Pridelanders sauraient veiller sur elle, mais elle resterait toujours - comme eux tous - l'Outlander ayant eu droit d'asile. Elle n'était pas réellement un Pridelander, contrairement à lui désormais. Néanmoins, il s'était promis de revenir la voir régulièrement. Lorsqu'enfin Rána parvînt à trouver la vieille lionne, il s'avança vers elle d'un pas souple.

─ Ishana. As-tu quelques instants à m'accorder ? Je souhaiterai te parler.

Le jeune mâle n'était pas triste, seulement désireux de voir sa mère accepter sa décision sans l'attrister.

Lorsque les bruits de pas de Rána parvinrent à ses oreilles, Ishana tourna la tête pour apercevoir son visiteur. En découvrant son fils adoptif, ses babines dévoilèrent un léger sourire qui apaisa le jeune orphelin. Il appréciait toujours autant ces moments passés avec sa mère adoptive, et plus encore ces quelques signes de contentement que sa présence pouvait provoquer.

─ Bien sûr que j’en ai. Tu sais bien que j’aurais toujours du temps pour toi, Rana…

S'approchant d'elle, le grand mâle vînt se frotter contre la lionne, lâchant au passage un léger grognement de satisfaction. C'était sa façon à lui de lui témoigner son affection. Après tout, il n'avait jamais réellement appris à communique de façon si intime avec un lion, ses propres parents étant partis trop tôt pour lui permettre de terminer de construire ses liens affectifs avec eux. Bien sur, Ishana et ses frères et sœurs lui avaient donné autant d'attention qu'un membre de leur propre sang, mais il doutait parfois d'être aussi légitime qu'eux dans ses marques d'affection. Malgré tout ce qu'il ressentait, il doutait parfois de pouvoir égaler ses frères et soeurs adoptifs, et témoignait donc son affection à sa mère adoptive de sa propre façon.

─ De quoi souhaites-tu me parler ?

Venant s'asseoir à côté d'elle, Rána observa le paysage quelques instants, cherchant ses mots. Il ne voulait pas la blesser, mais il ne servait à rien de tourner autour du pot. Pour autant, il souhaitait faire preuve de tact pour trouver le juste milieu.

─ J'ai parlé avec Fleck et Kuzaidia, tu sais. Ils m'ont raconté

Ce n'était ni une critique, ni un reproche. Juste une constatation. Il savait qu'il n'avait pas besoin de développer pour qu'elle comprenne à quoi il faisait référence. Il lui avait posé de nombreuses questions en grandissant, mais Ishana lui avait dit tout ce qu'elle savait à propos de ses parents et de son histoire. Elle ne lui avait jamais rien caché, et il lui en était reconnaissant. Pourtant, Kuzaidia et Fleck avait su ouvrir sa mémoire et combler son ignorance.

─ Je suis né ici, sur Prideland. Je ne connaissais pas ce lieu avant d'y poser la patte, pourtant. Je ne m'en rappelais pas.

L'orphelin sentait qu'il tardait à énoncer la raison de sa venue, mais il avait à la fois tant de choses à dire et si peu de mots pour le faire. Il aurait voulu tout expliquer à Ishana, lui dire tout ce qu'il ressentait et lui donner les moindre détails de son histoire, comme pour se permettre lui-même de finir d'assembler les morceaux. Mais à quoi bon ? Soupirant légèrement, il tourna son regard azur vers sa mère adoptive, et déclara d'un ton doux :

─ Je vais partir. Je dois trouver mes propres réponses, mais je te promets que je reviendrai.

Son ton était sincère et plein de sérénité tandis qu'il prononçait ses quelques mots, qui toucheraient sans doute plus Ishana qu'ils ne le faisaient pour lui-même.

Ishana ne cilla pas, ne laissant pas même une once de déception défaire son sourire tendre. Pourtant, Rána ne manqua pas l'infime lueur qui animait le fond de ses yeux. Ce n'était pas vraiment de la tristesse, mais plutôt une sorte de regret. Comme si elle acceptait les conséquences que cette décision impliquait. Bien sur, elle ne le dirait jamais à l'orphelin, quand bien même elle n'aurait pas été d'accord avec lui, mais ce dernier savait qu'en faisant ce choix, il se montrait un peu plus égoïste qu'il ne l'avait jamais été jusqu'ici. Ce choix n'apporterait des choses qu'à sa propre personne, sans qu'il puisse même être certains que son voyage serait bénéfique. Pourtant, le jeune mâle savait que, s'il ne le faisait pas, il le regretterait toute sa vie, et qu'il lui manquerait une partie des réponses qu'il attendait.

─ Je suis contente pour toi, Rana. Je suis contente que tu es put trouver un peu plus de réponse… Et je te souhaite de tout cœur d’en apprendre plus encore. Je te demanderais juste une seule chose. Fait attention à toi, d’accord ?

Son regard l'avait quitté un instant, et pourtant quel soulagement quand il croisa à nouveau le regard azur de Rána. Ce dernier se rendait compte à quel point il s'était attaché à la vieille lionne, même s'il ne l'avait jamais vraiment réalisé. Bien sur, elle avait remplacé sa mort, mais il avait toujours pensé la considérer comme une nourrice ou une vieille tante. Or, alors qu'il était sur le point de la quitter, il réalisait qu'elle importait plus à ses yeux que tout le reste. Elle était son point d'ancrage, le repère qu'il pourrait toujours venir trouver lorsqu'il en aurait besoin. Bien sur, ce ne serait pas éternel, et il se promis de revenir régulièrement pour ne jamais regretter le temps passé loin d'elle. Car l'orphelin n'était pas dupe ; il savait que la vieille lionne se fatiguait et que le temps pesait de plus en plus sur ses épaules. Viendrait un jour où elle fermerait les yeux définitivement, et il espérait être présent à ses côtés lorsque ce serait le cas. Inspirant lentement, Rána porta à son tour son regard sur l'horizon.

─ Je te le promets, Ishana. Moi aussi, j'ai une demande à te faire.

Il resta silencieux quelques instants, pensant ses mots, sans pouvoir détacher son regard azur de l'horizon qui se dessinait au loin.

─ Promets moi que lorsque tu sentiras que le poids du temps deviendra trop lourd à porter, tu me feras trouver. Je veux être avec toi lorsque tu partiras.

Bien sur, c'était direct, mais le jeune mâle ne voulait pas s'en cacher. Nier qu'Ishana mourrait bientôt aurait été nier la vérité et se voiler la face. Il savait qu'elle comprendrait que ses paroles étaient sincères et seulement guidées par l'amour, aucunement par une quelconque ambition ou un quelconque désire.

─ Tu es tout ce que j'ai, et tout ce que je n'ai jamais eu. Je t'aime plus que tout, maman.

L'orphelin frissonna en prononçant ce dernier mot, celui qu'il n'avait plus dit depuis des années. Et pour la première fois, il venait de s'autoriser à le dire, et se rendait compte à quel point cela comblait son cœur

Leur échange de regard était si fort qu'il remplaçait bien des mots. Rána appréciait ces instants où le temps ne comptait plus vraiment, où seul l'autre comptait, remplissant l'instant de sa présence. Cela ne remplacerait jamais ses parents, mais il avait parfois l'impression de toucher du doigt quelques bribes de souvenirs, d'affection qu'ils lui avaient donné. Ishana avait frémit en s'entendant se faire appeler maman, et l'orphelin réalisa combien cela lui avait peut-être coûté qu'il ne l'ait jamais appelé ainsi auparavant, alors qu'elle lui avait tout donné. Pourtant, il savait qu'elle avait compris, et qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Il avait été jeune et innocent, et s'était retrouvé avec un monde brisé, il n'avait eu d'autre choix que de grandir en tentant de recoller certains morceaux tandis que d'autres resteraient perdus à jamais. Il fallait du temps pour ça.

─ Mon fils… Moi aussi je t’aime… Je suis si heureuse tu sais…

Son regard s'était clos un instant, laissant s'échapper quelques larmes. Rána en fut ému aussi. Elle avait ré-ouvert les yeux, et il n'y avait lu que de la bienveillance et de l'amour. Alors, il se leva et se rapprocha d'elle. Jadis à petit assez grand pour toucher son ventre, il la dépassait désormais en taille et en largeur. Bien plus carré qu'elle, son épaisse crinière ne faisait que renforcer l'effet trapu que sa carrure lui donnait déjà, faisant ressortir les signes du temps sur Ishana. Néanmoins, la lionne conservait un physique svelte et athlétique comme elle avait toujours eu, et ne paraissait ni fragile ni fatiguée. Collant son front contre la joue de la vieille lionne, Rána se frotta à elle en ronronnant, profitant de ce qui semblait être ses derniers instants avec elle avant son départ.