La guerre avait beau être terminée, les temps étaient toujours aussi durs. Ou peut-être était-ce juste la malchance qui s’acharnait sur lui : en tout cas, Zirak n’avait plus mangé depuis des jours. Les troupeaux commençaient peu à peu à revenir sur Prideland, mais les tentatives de chasse du noiraud restaient infructueuses. Il avait conscience que les Pridelanders ne souffraient plus de la faim et qu’on ne lui refuserait sûrement pas un bout de proie, mais la fierté du lion l’empêchait d’aller quémander : il refusait qu’une lionne chasse pour lui, qu’elle soit de Prideland ou de Freeland. Il avait toujours su se débrouiller, et il se débrouillerait encore.

Cependant, il commençait à s’amaigrir et son ventre criait famine. Voilà qui le poussait à s’éloigner de ses amis, histoire qu’on ne vienne pas l’embêter avec des questions inutiles. A tous les coups, on risquerait de le prendre pour un faiblard. Mais était-ce de sa faute si son pelage sombre l’empêchait de se camoufler dans la savane, et que toutes les proies le remarquaient à des lieues à la ronde ? Les Pridelanders avaient bien de la chance, avec leurs robes fauves et dorées… Mais lui n’était utile qu’en terrain rocheux, et il n’était décidément pas fait à la vie des terres prospères et verdoyantes.

Seul dans la savane, véritable tache parmi les hautes herbes, Zirak errait sans but précis. Il venait, une fois encore, de rater un zèbre, et il tentait tant bien que mal de reprendre son souffle. Inutile de préciser qu’il se trouvait dans une situation précaire : chaque tentative ratée lui était fatale. Affamé et s’épuisant pour rien, il ne lui en faudrait plus beaucoup pour s’écrouler. Peut-être tiendrait-il encore quelques jours, peut-être moins. Il devrait aller demander de l’aide. Oui mais voilà : sa fierté mal placée l’en empêchait, et son tempérament devenait de plus en plus colérique.

Enervé contre lui-même, il serrait les dents et marchait d’un pas lourd. Il ne pouvait pas se laisser dépérir ainsi, il n’en avait pas le droit ! Bientôt, Haki aurait besoin de lui pour reprendre ses terres, et un guerrier aux côtes saillantes ne servirait à rien. Il serait la risée de tous et Haki, dans son extrême bonté, l’obligerait à rester ici pour reprendre des forces. C’était inacceptable, et Zirak était prêt à tout tenter pour échapper à ce destin qui l’attendait… sauf demander de l’aide, bien sûr.

Et c’est alors qu’une mygale apparut sous ses pattes. Sortant d’un trou que le lion n’avait pas vu, l’horrible bestiole détala sous son ventre et disparut derrière lui. Ça fera l’affaire. Réduit à chasser les arachnides, Zirak se retourna d’un bond et se précipita à sa suite, prêt à en faire son dîner. Sauf que… la sale bête réussit à se réfugier sous un acacia au moment même où les grosses pattes du mâle lui tombaient dessus. Enragé face à ce nouvel échec, Zirak laissa éclater sa colère. Poussant un cri de fureur, il se jeta sur le pauvre arbre de toutes ses forces et entreprit de le tailler en pièces, coup de patte après coup de patte. Là non plus, il ne risquait pas de réussir, mais au moins pouvait-il enfin se défouler.

La faim, la fatigue, la peur de ne pas s’en sortir et la nostalgie de son pays avaient été, toutes réunies, trop à supporter pour le mental du lion. Il pétait un câble, tout simplement.

Rien d’autre que le bruit sec du bois qui craque sous ses pattes. Rien d’autre que des bouts d’écorce qui volent dans tous les sens. Rien d’autre que son souffle saccadé qui s’échappe de sa gueule entrouverte à chaque fois qu’il frappe.
Rien d’autre que son monde à lui, sa bulle où il laisse éclater sa colère comme la brute qu’il est. Rien d’autre que tout ça. Et puis…

- Que t'a donc fait ce pauvre arbre pour que tu le traites de la sorte ?
- Ah !

Il ne s’y attendait pas. Surpris, le lion sursauta et fit volte-face d’un bond, se remettant sur ses quatre pattes. Ah. Kina. Il soupira de soulagement, heureux qu’il ne s’agisse que d’elle – il aurait été bien embarrassé qu’un inconnu le surprenne dans un moment pareil. Ses éclats étaient rares, pour un lion si peu habitué à dévoiler ses sentiments tel que lui. Mais avec Kina, ça allait. Il la connaissait depuis assez de temps pour s’être familiarisé avec elle, et il ne craignait plus d’abandonner cette façade professionnelle qu’il affichait constamment. Se détendant peu à peu, il soupira une nouvelle fois et, défaitiste, s’assit lourdement en face de la lionne.

- Pas étonnant que tu sois une chasseuse si estimée… Les proies ne doivent pas te voir venir.

Il œilla la robe fauve de la belle d’un regard boudeur, presque jaloux. Elle se différenciait à peine des herbes dorées – son camouflage était parfait. Voilà qui mettait notre ami en rogne. Il rêvait de montrer à Kina de quoi il était capable – qu’elle le voie traquer et piéger des proies dans les montagnes, escalader des parois rocheuses, bondir par-dessus des ravins… mais il ne pouvait malheureusement faire preuve d’aucun de ces talents à Prideland. Le glorieux territoire était bien trop plat. Maudit territoire.

- Pour ta gouverne, sache que cet arbre cache mon dîner. Et tu sais bien que… Il se leva pour se rapprocher d’elle et baissa le ton. Personne ne me tient tête impunément.

Il la dépassa et se mit à marcher – histoire de s’éloigner de l’acacia, ça le remettrait de bonne humeur – d’un pas lent, supposant tout naturellement qu’elle le suivrait.

- Je meurs de faim, maugréa-t-il finalement.

Et il exagérait à peine.

Elle lui emboîta le pas comme il s’y attendait. Mais, pas aussi docile qu’elle le paraissait, la lionne n’hésita pas à mettre les pattes dans le plat en élevant légèrement le ton contre lui.

- Pourquoi ne pas avoir été demander au clan la permission de manger à leurs côtés? Ils n'auraient rien dit, il y a de la nourriture en suffisance pour tous, et te nourrir d'une proie qui n'est pas tienne ne signifie pas que tu es faible.

En plein dans le mille. On aurait dit qu’elle le connaissait par cœur, vu comme elle avait immédiatement réussi à cerner le problème. En même temps, Zirak n’avait jamais vraiment cherché à cacher son orgueil et son mépris pour les ‘faibles’ – d’ailleurs, combien de fois au juste lui avait-il répété qu’il n’y avait pas plus grand honneur que de savoir se débrouiller seul ? Il ne cessait de la féliciter pour son poste nouvellement acquis de Chef de la Chasse. Alors, lui avouer qu’il avait lui-même du mal à chasser en plaine était difficile. Enfin, elle le savait déjà, après tout ce temps passé ensemble sur la Lande – aujourd’hui, ses aveux ne lui coûtaient plus grand-chose.

- Te laisser mourir de faim n'apportera rien de bénéfique, ni à toi, ni aux tiens.

Comme s’il ne l’avait pas remarqué de lui-même ! Et le cœur du problème était là : il ne voulait pas nuire à son clan mais, en même temps, refusait d’aller lui dévoiler sa lâcheté. Tous les Freelanders vivaient des jours paisibles sur Prideland et se nourrissaient sans encombre – tous, sauf lui. Il ne voulait pas qu’Haki apprenne que son plus fidèle serviteur ait été contraint de mendier.

- Tu t’inquiètes pour moi, maman ?

Loin de lui l’idée de se moquer de l’instinct maternel de la lionne, mais il ne pouvait s’empêcher de se sentir couvé quand elle s’inquiétait ainsi de sa santé. Voilà bien longtemps maintenant qu’on ne lui avait plus porté pareille attention, et ça lui faisait tout bizarre. Lui, le grand guerrier redouté de ses ennemis et admiré par ses pairs, se faisait crier dessus par une petite femelle courageuse. Il était sûr qu’elle parlait à son lionceau de la même façon : avec douceur mais fermeté, autorité mais bienveillance. Tout de même, quel affront ! Heureusement que c’était elle – il en aurait baffé plus d’une pour moins que ça. Mais Kina, c’était Kina, et il répondait à ses remontrances par un sourire en coin et un ton amusé. Distrait de ses échecs successifs, il regagnait peu à peu en bonne humeur.

- Tu sais bien pourquoi. Je ne peux pas demander… de l’aide à n’importe qui.

Le mot ‘aide’ avait eu du mal à sortir, mais c’était dit ! Pensif, il tourna légèrement la tête vers sa camarade. Elle n’était pas ‘n’importe qui’, elle…

- Je suppose que le retour sur Prideland t’a donné beaucoup de travail… Tu dois être fatiguée…

Il tentait d’être poli et compatissant, à sa manière. Et de savoir si elle était d’humeur pour une petite partie de chasse, accessoirement.

- Je vais t'aider, ne tarda-t-elle pas à répondre.

Voilà. Comme ça, il n’avait rien demandé, et c’était elle qui se proposait. La pilule passait déjà beaucoup plus facilement, et Zirak afficha un petit sourire satisfait.

- Et si ça peut te rassurer, je n'irai le dire à personne.

Muuh, ce qu’elle était agaçante quand elle avait raison ! Il lui donna un petit coup de tête taquin, juste histoire d’avoir le dernier mot. Cependant, il était reconnaissant envers Kina pour son aide et sa discrétion. S’il lui faisait autant confiance, c’est aussi parce qu’il savait qu’elle était capable de garder un secret et qu’elle n’irait pas hurler sur tous les toits qu’elle avait accompli de bonnes actions. Pourtant, elle en accomplissait chaque jour, et ses camarades de clan ne le voyaient sans doute pas. Voilà qui peinait le noiraud : Kina avait une grande valeur et une force insoupçonnée. Ce n’était pas pour rien qu’elle s’était élevée au rand de Chef des Chasseuses.

- La prochaine fois s'il te plait viens me trouver, je peux aider. De plus, je doute qu'un lion mort ne soit très utile à son clan, ne penses-tu pas?

Il la regarda d’un air pensif, quittant son attitude joueuse pour devenir plus sérieux. Elle avait raison – comme d’habitude. Mais il devait bien admettre qu’elle était la seule susceptible de réellement l’aider – même si les lions bien intentionnés étaient légions de ce côté-ci des frontières, tous n’étaient pas capables de lui porter une aide adéquate. Elle, par contre, le connaissait assez pour se montrer utile – et elle l’avait déjà prouvé plus d’une fois. Était-ce néanmoins une raison pour se montrer dépendant ? Il commençait à hésiter.

- Merci. Je le ferai, souffla-t-il, un peu penaud, sans répondre à sa question qu’il jugeait purement rhétorique.

Zirak venait d’admettre qu’il avait eu tort. C’était un événement assez rare pour être signalé, et une telle chose ne se reproduirait pas de sitôt. Embarrassé, il tourna la tête pour que Kina ne voie pas son expression et fit mine de scruter le paysage à la recherche d’un en-cas. Au loin, il crut apercevoir ce qui ressemblait à des cornes de buffles dépasser des herbes hautes, se découpant nettement sur l’horizon. Affamé comme il était, il pourrait manger un éléphant – mais il n’était pas sûr d’avoir le droit de réclamer une proie aussi grosse qu’un buffle. Respecterait-il le Cycle de la Vie ? Il avait du mal avec cette notion. Perplexe, il se retourna vers Kina, l’interrogeant du regard. C’était elle l’experte, à elle de lui dire quoi faire.
Pour une fois, il obéirait.

- Je ne pense pas que s'attaquer à un buffle soit une bonne idée. Ils sont dangereux, et leurs cornes sont des armes souvent mortelles. A deux, nous ne ferons pas le poids, surtout si ses congénères décident de rappliquer…

La maîtresse expliqua calmement à son élève l’enjeu de la situation. Celui-ci, exceptionnellement docile, écouta en hochant doucement la tête. Il jeta un regard pensif à son ex-proie, comprenant peu à peu où se trouvait le danger. Dans les montagnes, il n’était pas rare pour les grosses bêtes de ce genre de se coincer entre des parois trop étroites ou de s’estropier en posant le sabot dans une crevasse – il était alors aisé pour les félins montagnards de tomber sur elles et de les achever. En plaine, tout était différent, et c’était un fait que Zirak oubliait trop souvent.

- Il y a de nombreux troupeaux sur le territoire, tâchons de trouver une proie qui ne risque pas de nous ôter la vie.

Il acquiesça gravement, concentré sur la leçon. Il n’avait pas en tête de contredire Kina et appréciait sincèrement le temps qu’elle leur consacrait, à lui et à son estomac. Tâchant de se comporter en bon chasseur, il imita la démarche et la posture de la lionne et se mit à la suivre de près. Si son pas était nettement plus lourd que celui d’une femelle, il avait au moins le mérite d’être capable de ramper plus bas qu’un lion lambda – l’habitude d’emprunter les petits tunnels de chez lui, me direz-vous.

- Qu'en penses-tu?

Il darda son regard doré sur le troupeau de zèbres qui paissait non loin. Voilà des proies bien plus raisonnables, mais dont il connaissait mal le goût. Faisant toutefois confiance à Kina, il lui fit un signe de tête entendu et attendit ses instructions, les muscles tendus et prêt à agir. Il ignorait tout des techniques de chasse en duo qu’utilisaient les lions des plaines pour s’en prendre à un troupeau – même s’il avait déjà chassé en groupe, il savait que ses stratégies n’étaient pas d’application à Prideland.

- Dis-moi quoi faire et je te suivrai, lui fit-il d’une voix basse.

HRP:

- Il nous faut isoler l'un des zèbres. Le groupe fait leur force, mais seuls, ils sont bien plus vulnérables. Si l'un des individus se perd dans la panique, loin de son troupeau, il sera désorienté, nous aurons plus de chance d'obtenir l'avantage.

Il acquiesça d’un geste très faible, gravant le cours de Kina dans sa mémoire. Malgré ses talents pour le combat et les stratégies de bataille, Zirak ignorait tout du comportement des proies – c’était d’ailleurs là un point qu’il préférait passer sous silence, si bien que rares étaient ceux parmi son propre clan qui étaient au courant. On ne trouvait guère de troupeaux dans les montagnes – et quand on en trouvait, il s’agissait de petites proies sauteuses, style antilopes. Rien de bien difficile à attraper, mais Zirak et ses cousins avaient toujours préféré s’attaquer aux proies de la plaine qui perdaient leur harde et se piégeaient eux-mêmes dans les sentiers des montagnes.

- Voilà le plan. Je vais m'approcher le plus près possible du troupeau, pendant que tu te tiendras à une certaine distance d'eux. Lorsque nous serons tous les deux en place, je ferai en sorte de diriger l'un d'eux vers toi.

Elle était décidément très intelligente : Zirak comprit immédiatement que Kina adaptait ses stratégies habituelles à son manque de talent évident. En le laissant en retrait, elle attirait toutes les chances de leur côté. Comprenant sans mal l’objectif de Kina, il acquiesça une nouvelle fois et la regarda partir en direction du troupeau, se mêlant sans mal aux hautes herbes. Son expérience était indéniable et la demoiselle démontrait à chaque foulée l’expertise qui lui avait valu son titre. Elle progressait avec prudence et dans un silence parfait, mais avec une rapidité déconcertante. Intrigué, le noiraud ne la quitta pas une seconde des yeux. Il aurait pourtant dû se préparer au combat, fixer le troupeau et analyser ses individus… mais non. Ce fut la lionne qui attira toute son attention.

La démarche de Kina était hypnotique. Souple à l’extrême, elle se mouvait avec une incroyable fluidité qui laissa le lion gueule bée – les femelles de chez lui étaient nettement plus rudes et brutes. Mais Kina était très différente. Elle était toute en finesse et paraissait même glisser dans la savane. C’était son monde, celui à qui elle appartenait et qui lui appartenait tout autant. C’était impressionnant.

Elle lui jeta un regard en coin. Il déglutit et eut quelques sueurs froides, craignant qu’elle ne le soupçonne de quelque chose… avait-elle senti ses yeux dorés lui parcourir l’échine ? Avait-elle perçu l’insistance de son regard ?
… Non. Elle n’avait pas l’air de lui reprocher quoi que ce soit. Il eut un sourire gêné et plutôt crispé, heureux qu’elle soit trop loin pour le voir. Quand elle reprit son chemin, il laissa échapper un soupir et tenta tant bien que mal de se concentrer sur la tâche qui l’attendait.

Tapi dans l’ombre, il attendait. Kina arriva bientôt à son point d’arrêt, et finit par s’élancer vers les équidés. A son signal, Zirak s’était aplati sur le sol du mieux qu’il avait pu. Il ne perdait cependant pas la lionne de vue, et vit avec plaisir que le plan fonctionnait à merveille. Bien vite, un zèbre fonça droit sur lui, et il ne s’aperçut du danger que trop tard. Telle une gueule béante prête à l’engloutir, le noiraud bondit vers l’avant dès la proie à sa portée. Il lut la peur dans les yeux de cette dernière, une peur naturelle et profonde. La peur d’un fantôme du passé resurgissant soudainement, la peur des vieux ennemis revenus.

S’ensuivit alors un combat acharné. La bête se défendait bien, mais elle n’avait aucune chance face aux efforts combinés de l’élite de la chasse Pridelander et l’élite du combat Freelander. Bientôt, Kina fit chuter le zèbre, et Zirak eut l’honneur d’en finir par lui-même. Il décida d’en finir vite, et lui brisa la nuque d’un coup sec et brutal.

- Bien joué, camarade.

Il lui sourit, fier et revigoré par le combat. Reprenant lui aussi son souffle, il fut assez poli pour ne pas plonger tête la première dans l’amas de nourriture et resta là, à surveiller la carcasse dans l’éventualité où l’agitation aurait rameuté quelqu’un d’autre. Son estomac avait beau crier famine, il avait assez de principes et de sens de la hiérarchie pour garder sa discipline de fer.

- Tu étais excellente, lui fit-il avec un sourire en coin et un regard chaleureux. Puis, faisant un signe de tête en direction du rayé : La part de la chasseuse…

Il allait la laisser manger en premier, bien sûr. Elle s’était montrée assez gentille pour l’aider et c’était là un fait qu’il n’oublierait pas de sitôt – redevable, il n’allait pas se comporter en rustre. Juste, il allait même la laisser prélever la part de son fils ! Lui mangerait en dernier, le zèbre était après tout bien assez pour eux deux.

HRP:

- C'est aimable de ta part, mais je n'ai pas réellement faim pour l'instant. Ne te prive pas pour moi, tu en as bien plus besoin pour l'instant.

Il haussa un sourcil, peu convaincu par les arguments de la lionne. Pleine de bonté et de modestie, Kina n’était pas du genre à ôter le pain de la bouche des affamés – mais tout de même ! Têtu comme il était, Zirak n’allait pas toucher à la carcasse tant que la chasseuse ne réclamait pas son dû. Et elle le savait bien. Il s’assit alors lourdement sur le sol, lui signifiant par un regard entendu qu’il allait rester planté là, immobile, jusqu’à ce qu’elle se décide à accepter la nourriture. Mais Zirak n’était pas réputé pour sa patience, il savait lui-même que s’ils se mettaient tous deux à jouer à ce jeu-là, il craquerait le premier. Et il enfoncerait la tête de Kina dans la chair du zèbre pour l’obliger à bouffer.

- … Néanmoins, je suis certaine que Djaili serait heureux d'avoir quelque chose à se mettre sous la dent à mon retour…

Voilà qui était mieux ! Ils venaient de trouver un terrain d’entente. Satisfait, Zirak laissa un sourire taquin étirer le coin de ses babines. Peut-être aiderait-il Kina à emmener plus de nourriture au Rocher s’il ne terminait pas la dépouille – le gaspillage ne faisait pas partie de ses principes, et si d’autres braves petits lionceaux pouvaient profiter d’un encas supplémentaire…

- Enfin… Si tu ne vois pas d'inconvénient à ce que j'emporte un morceau du zèbre, bien sûr…

Il partit d’un rire profond, chaleureux, au timbre grave. Il roulait du fond de sa gorge comme un éboulement de roches et, en l’entendant, le noiraud se souvint de son père. Il avait décidément tout hérité de lui. Les montagnards étaient à l’image de leur pays : durs, secs et froids comme la pierre, dangereux et imprévisibles comme les ravins s’ouvrant soudainement sous vos pattes, mais mystérieux comme la brume et heureux comme la grive.

- Ce zèbre t’appartient autant qu’à moi ! Prends donc assez de nourriture pour ton fils, et pour plusieurs jours s’il le faut ! Je t’aiderai à tout transporter chez toi.

Zirak avait beau ne pas traîner du côté du Rocher – là n’était pas sa place et, même s’il se sentait le devoir de protéger Haki et Kali qui y résidaient, il savait qu’il pouvait compter sur Rono, Sabaru, Itan, Limau et les autres –, ça ne le dérangeait pas d’y aller de temps à autre. Les Pridelanders n’étaient pas aussi fades et mous qu’il l’avait autrefois cru. Les visiter n’était donc pas une mauvaise chose, mais il ne tenait pas à abuser de leur hospitalité. En général, Zirak dormait loin du Rocher, dans une tanière ou une grotte découverte la nuit même.

L’odeur de la chair le tentant trop, il se releva pour goûter cette viande bénie des cieux. Terriblement affamé, il se retint tout de même encore un peu et entreprit d’arracher une des pattes arrières de la bête – un morceau facile à transporter, en somme. Jugeant que la cuisse comportait assez de viande pour le repas d’un lionceau, il posa une patte sur le flanc de l’animal pour le maintenir en place et saisit la patte entre ses crocs. Il tira alors de plusieurs coups secs mais violents, arrachant à chaque fois le morceau un peu plus. Se sentant le besoin de faire étalage de sa force devant Kina – parlez d’orgueil… –, il n’y alla pas de patte morte. Enfin, l’os céda et la chair se déchira. Zirak posa le morceau près de son amie, l’invitant d’un geste de la tête et d’un regard entendu à se nourrir elle-même ou se servir d’avantage pour son fils.

Impatient, le guerrier put enfin remplir son estomac bien vide, et il ne tarda plus à s’attabler. S’attaquant à l’épaule de la carcasse, il mangeait comme un goinfre, sans délicatesse aucune.

- La vie doit être différente, de là d'où tu viens… Est-ce la première fois que tu chasses en terrain découvert ?

Le museau rougi de sang, la gueule entrouverte, il arrêta de se repaître. Kina avait immédiatement accaparé toute son attention. De là d’où tu viens… Nostalgique et la faim calmée, le lion se recula un peu et tourna machinalement la tête en direction de ses chères montagnes, par réflexe. Une brume rêveuse envahit ses yeux d’or dont l’éclat parut se ternir un peu. Il s’adressa alors à Kina, d’un ton beaucoup plus calme et grave qu’auparavant.

- Je n’avais que trois ans lorsque je suis parti… Je ne pensais pas que je mettrais autant de temps à revenir.

La guerre l’avait appelé, comme elle avait appelé bien des jeunes lions de son âge. Il avait rejoint Haki et Déjem, les avait aidés du mieux qu’il avait pu. Couvrant leur fuite et masquant leur piste, il avait vécu en solitaire durant de longs mois difficiles, où il avait connu la disette et le véritable sens du mot solitude.

- Avant qu’Haki ne rejoigne la Lande, quand il était encore en fuite, je m’affairais à détourner l’attention de ses ennemis. C’était la première fois que je vivais en terrain plat, et j’ai dû me débrouiller. Il fit une petite pause, pensif. Je dois avouer que mon ventre a souvent crié famine ! reprit-il en riant doucement. Je ne sais pas si on pouvait appeler ça de la chasse. Je me nourrissais surtout de charognes ou de toutes petites proies… J’ai volé le butin d’autres prédateurs, et les seules proies que j’ai tuées avaient juste été extrêmement malchanceuses.

Inutile de préciser que Zirak s’était senti rabaissé le jour où il avait compris qu’il n’avait d’autre choix que d’utiliser de telles fourberies pour survivre. Voilà qui avait touché son orgueil : un tel comportement n’était pas digne d’un lion, digne de lui. Mais au moins avait-il agi pour la bonne cause…

Se tournant vers Kina avec un sourire en coin, son regard d’or plongeant dans celui, mystérieusement vairon, de la belle, il lui fit une promesse déterminée qu’il n’était pas prêt d’oublier.

- Tu m’as montré comment chasser dans ta savane. Un jour, je te montrerai comment chasser dans mes montagnes.

Un jour, quand j’aurai gagné la guerre.

- Il me tarde que ce jour arrive, et je suis certaine qu'il arrivera plus vite que tu ne le crois.

Il lui lança un regard amusé, assez soulagé qu’elle soit aussi impatiente que lui à l’idée de découvrir les montagnes. Il avait beau savoir pertinemment que son pays était le plus beau de tous et que ceux qui ne savaient pas l’apprécier n’étaient que de parfaits imbéciles, il avait un instant craint que Kina soit justement du côté de ces derniers. Mais la demoiselle venait de prouver sa largeur d’esprit et son envie d’apprendre. Son sourire en coin s’étira et le lion, satisfait, faillit presque lâcher un ronronnement de bonheur. Presque, car il n’oubliait pas qu’une telle promesse impliquait de ressortir vivant de la bataille toute proche… et qu’il n’oubliait pas non plus qu’il avait fait le vœu de mourir avant Haki.

Heureusement, Kina avait le don d’égayer les journées. Joueuse, elle vint le titiller un peu et en profita pour le bousculer légèrement.

- … Mais en attendant, sache que tu as encore beaucoup à apprendre ici, apprenti…

En toute honnêteté, elle le surprit. Elle qui était si réservée, professionnelle mais gentille et aimable d’habitude – la parfaite petite Pridelander, en somme – avait donc un côté taquin… Voilà qui était intéressant. Il n’en fallait pas beaucoup à Zirak pour retomber en enfance. Si une autre lionne s’était comportée de la sorte, il l’aurait bien évidemment rabrouée comme il se devait – mais il s’agissait de Kina et, venant d’elle, le lion savait qu’elle ne lui manquait pas de respect. Elle le taquinait juste, et il savait jouer à ce jeu-là. Regard fourbe, sourire malicieux, il resta néanmoins aussi calme qu’une pierre… jusqu’à ce qu’elle ne provoque un éboulement. Sans crier gare, il se détendit comme un ressort et posa ses grosses pattes antérieures sur Kina dans le but de la faire rouler sous lui.

- Oh, vraiment ? demanda-t-il, joueur, en l’observant de haut. Et qu’as-tu à m’apprendre, exactement ? la questionna-t-il encore, comme pour la défier.

Elle était bloquée sous son poids – telle était la punition pour l’avoir provoqué de la sorte. Comment s’en sortirait-elle ? Lui, après tout, avait tout son temps…

Kina avait décidément de la hargne à revendre.
Moins faible et acceptant moins vite la défaite que la plupart des lionnes, elle se débattit du mieux qu’elle put et tenta de se libérer – mais c’était sans compter sur le poids lourd qu’était Zirak. Nullement inquiété par les pattes de la lionne qui s’échinaient à le repousser, il resta fermement planté là, à l’observer faire d’un regard amusé. Bien vite, la pauvre se rendit compte que sa force ne rivaliserait pas avec celle du mâle, et elle abandonna cette tactique pour lui lancer d’un ton boudeur :

- … Et tu te crois malin en plus… ?

Ah ça oui. Très fier de lui, Zirak laissa ses babines découvrir ses dents en un sourire satisfait. Allait-elle abandonner ? Apparemment pas. Le noiraud s’amusait de plus en plus devant la détermination de la lionne, intrigué de découvrir avec quelle combine elle parviendrait à le vaincre. Il n’eut pas à attendre longtemps, car Kina reprit bien vite :

- Leçon numéro un, ne jamais sous-estimer son adversaire… Et si tu tiens un tant soit peu à ta crinière…

Il fut surpris en la voyant saisir l’une de ses mèches entre ses dents et se mettre à doucement tirer dessus. On ne l’avait jamais vraiment attaqué à la crinière, mais ce n’était pas bête. La ruse de Kina le fit sourire à nouveau tandis qu’elle proférait une terrible menace.

- … Tu n'as qu'une seule option.

Elle était bien trop gentille pour lui arracher ne serait-ce qu’un poil… Mais Zirak décida de se prendre au jeu. Un doux grondement – tenant plus du ronronnement qu’autre chose, à vrai dire – roula du fond de sa gorge tandis qu’il plantait son regard d’or dans les yeux vairons de la belle.

- Sont-ce là des menaces ?

Kina tenant toujours sa mèche entre les dents, leurs visages se retrouvaient plus proches l’un de l’autre qu’avant. Zirak décida d’en profiter – vu qu’il ne pouvait pas vraiment faire autrement –, et il abaissa le museau jusqu’à la gorge de son amie. Il fit mine d’ouvrir grand la gueule pour la saisir mais, tout cela n’étant qu’un jeu de lionceaux, il n’en fit rien. Plutôt que de faire un geste menaçant et réellement dangereux, comme pour étouffer Kina, il se contenta de lui mordiller le cou sans cesser ses grognements-ronronnements.

Sans doute ce comportement pouvait-il sembler déplacer de la part d’un lion de son âge. Mais Zirak, bien que froid et distant envers ceux qu’il n’appréciait pas, était très chaleureux et tactile envers ses amis – c’était ainsi, ça faisait partie du personnage… Si les lions des montagnes étaient très réservés envers les étrangers, la meilleure des ententes régnait dans leur groupe – au-delà des véritables liens de sang, chaque lion se considérait comme le frère ou l’oncle de son prochain. Il était donc tout naturel pour Zirak de se comporter aussi familièrement avec Kina, sans se rendre compte, dans son esprit buté, que tous les clans de la Terre des Lions n’avaient pas les mêmes coutumes…

Il ne pensait pas à mal, vraiment. Ces mordillements et léchouillements affectueux ne voulaient pas dire grand-chose pour lui. Il n’avait donc pas conscience d’agir de manière déplacée et, innocemment, il lâcha enfin Kina pour se laisser rouler à côté d’elle. Couché sur le dos, les yeux levés vers les cieux, il était assez content de leur petit jeu. Mais il était calmé à présent, bien que son côté taquin ne l’ait toujours pas quitté.

- On est quittes ? fit-il en lui jetant un regard en coin, avec cette lueur de défi au fond des pupilles.

- …Quittes.

Sa voix n’était plus aussi enjouée qu’avant. Elle semblait soudain bien distante. Surpris, Zirak tourna vers Kina des yeux interrogateurs, mais celle-ci ne les vit même pas. Leurs regards ne se croisèrent pas, car elle avait décidé de tourner le sien vers les cieux. Le lion fronça les sourcils, ne comprenant pas vraiment ce qui avait mis fin à leur espièglerie. S’il se sentait calme, heureux et repu, la quiétude de la chasseresse semblait bien différente.

- Il commence à se faire tard… Je devrais peut-être rentrer.

Elle se leva et fit mine de partir. Zirak fut un peu déçu, mais il comprenait : elle avait beaucoup de responsabilités qui l’attendaient au Rocher, personnelles comme professionnelles… Il s’en voulait déjà d’avoir volé de son temps et de son énergie avec cette chasse improvisée, il n’allait donc pas la retenir encore plus. Et c’était vrai qu’ils avaient passé un bon moment ensemble – plus qu’il n’en fallait, en vérité. Cependant, même en sachant tout ça, il ressentait encore cette étrange pointe de regret lui percer le cœur.

Quelque chose n’allait pas. Il ne savait pas exactement quoi, mais il sentait bien que l’atmosphère avait changé. Il avait foiré quelque part. Roulant sur le flanc, il observa Kina s’éloigner en se sentant de plus en plus mal à chaque pas qu’elle faisait.

- Kina ! lâcha-t-il finalement, n’y tenant plus, comme pour la retenir.

Quand elle s’arrêta pour l’écouter, il ne sut que dire. Il resta là, à demi couché, la gueule entrouverte sur des mots qui n’arrivaient pas à sortir. Il ne savait même pas pourquoi il l’avait appelée. Pour s’excuser, peut-être ? Non, il n’avait rien fait de mal. Et pourtant, il avait cette désagréable impression qui ne le quittait pas…

Il finit par se lever, lui adressant un sourire un peu triste. Il ne dut pas chercher loin pour trouver quelque chose à dire afin de ne pas passer pour un imbécile fini.

- N’oublie pas le zèbre… fit-il en désignant la carcasse d’un mouvement de tête.

Il allait donc la laisser partir, et tant pis pour les murmures que lui chuchotait son instinct. Quelque chose s’était détérioré, du moins était-ce l’impression qu’il gardait de cette séparation, et il comptait bien y remédier la prochaine fois qu’ils se verraient. En attendant, il ne pouvait que rentrer chez lui et réfléchir à tout ça – car, étrangement, Zirak ressentait le besoin de méditer sur cette entrevue.

Ah. Non. Il n’avait plus de chez-lui…

HRP: