Il faisait chaud dans la savane. Rien d'anormal jusque là, bien au contraire. J'étais allongé un peu à l'écart. Je venais de me réveiller, et j'étais un peu vaseux. Encore en phase de demi-sommeil sans doute... Je jetai un regard vif autour de moi : pourquoi m'étais-je isolé déjà ? Ah oui ! Je me souvins. Je voulais juste réfléchir à Prideland, ressasser de vieux souvenirs pour certains pas très plaisants et donc, craignant d'être un peu vers les rois du passé, j'avais préféré prendre du recul, tant physiquement que moralement, de crainte que l'on me dérange et que mon humeur ne soit pas des plus agréables. De plus, ce n'était pas comme si c'était la première fois... Je trouvais qu'être seul avec soi-même parfois, pouvait aider à penser.

Je me levai, et m'ébrouai pour chasser la poussière. En fait j'étais partis réfléchir, et je m'étais très certainement perdu dans mes pensées, comme à chaque fois. J'avais fini par m'endormir, et on peut dire que la sieste ne m'avait pas apporté de beaux rêves dans lesquels tout va bien. J'étais très préoccupé par Prideland, mais plus encore par mon frère. C'était son futur royaume, et il ne l'avait déjà plus. Du moins pour l'instant. Je devais être là pour lui comme il l'avait toujours été pour moi. Et le soutenir. Il en aurait besoin, et je serai là.
Je me décidai à aller le voir. Je ne pouvais décidément pas ruminer toutes mes appréhensions tout seul. Dans ce genre d'épreuves, lorsque nous nous soutenions, je me sentais plus proche de lui que jamais. Je trouvais toujours démesuré les portées qui n'avaient pour seule ambition que se tuer les uns les autres pour le pouvoir. Ma famille comptait bien plus. Je ne voulais pas être assoiffé d'envie de régner et finir seul. Je préférais nettement rester loin de ces histoires de succession et être soudé avec ceux que j'aime.

Je m'étirai en baillant à m'en décocher la mâchoire. Un petit vent frais joua dans mes crins un instant, et j'en profitai pour m'éveiller, puis je me mis en marche d'une allure nonchalante mais soignée, à la recherche de mon frère. Enfin... Recherche est un bien grand mot, on dit souvent que lorsque l'on a vraiment besoin de quelqu'un, on sait où le trouver... C'était un peu le cas puisque mes pattes me portèrent à lui. Comme il était sans doute occupé, je gardai une certaine distance et attendit un moment propice pour l'interpeller :


- Kumpa... ?

D'ordinaire, ma voix n'était pas très haute, mais en raison de la distance raisonnable que j'avais préféré prendre vis-à-vis de lui pour ne pas trop intervenir dans ses affaires, j'avais tout de même haussé suffisamment le ton pour qu'il m'entende.

Après avoir attiré l'attention de mon frère, je le vis s'approcher. Il avait l'air songeur. Peut-être l'avais-je perturbé dans l'une de ses rêveries ? Il n'en donna pas l'impression en tout cas, et se montrait toujours disponible lorsque j'avais besoin de me confier à lui. Il remplissait à merveille son rôle de futur souverain et de grand frère, tout en restant lui-même. Il ne portait pas de masque, que ce soit envers le clan, ou envers moi.

Je détaillai le sol, le regard un peu fuyant, m'assurant que personne n'était aux alentours. En fait, je ne voulais pas qu'on puisse nous entendre, car la conversation était importante. De plus, à part mon frère, autant dire que je ne m'ouvrais pas autant avec les autres. Kumpa était spécial. Lui et moi avions les mêmes parents, donc un lien de sang, et avions toujours tout partagés.

Nous étions au même pied d'égalité, même si je le considérais comme plus grand que moi, pas seulement de taille, mais aussi de rang. Ce qu'il était bien sûr, mais qui n'aurait jamais dû occasionner un tel sentiment en moi, aussi infime soit-il. J'avais souvent une appréhension quant à le déranger, juste qu'en tant que futur chef du clan, il devait avoir bien d'autres problèmes plus importants... Mais il avait à chaque fois du temps à me consacrer et ça me touchait en plein de cœur de voir qu'il mettait comme un point d'honneur à ne pas laisser son poste nous éloigner.


- Je voulais te parler... Je pense souvent ces derniers temps. Je suis préoccupé pour ainsi dire...

Je le fixai. Ses yeux d'une couleur profonde, semblable à de l'eau pure, quêtaient la raison de ma venue soudaine. Je soupirai, tout en inspectant un peu les alentours. Il faisait beau aujourd'hui, bien qu'un léger vent ébouriffait gentiment nos pelages respectifs. Je finis par poursuivre, sur une voix plus basse, qui me correspondait mieux :


- Tu dois t'en douter... Je songeais à Prideland. J'aurais pu venir te voir plus tôt, mais bien que tu sois mon aîné, tu dois aussi avoir du temps pour toi.

Je lui adressai un sourire faible du à mon sommeil agité qui ne m'avait pas vraiment permis de récupérer.


- J'ai fais des cauchemars alors que je m'étais assoupis, et comme l'assaut du royaume ne quitte pas mon esprit... À chaque fois que je ferme les yeux, c'est comme si je revivais cette scène affreuse. Les Nyeusis et leurs accompagnateurs, la fuite...

Je gardai le silence durant quelques secondes, plongeant mes yeux ambrés dans le vide, avant de secouer la tête pour chasser quelques pensées sombres de mon esprit. Puis, je me redressai en soupirant, et repris :


- En fait, je voulais savoir si tu avais des idées... Un plan peut-être... ? Enfin, si tu as le temps et si tu es d'humeur à parler de ça...

Mon aîné semblait si sûr de lui...


« Tu t'inquiètes de la réussite de notre reconquête, Damu ? Ou t'inquiètes-tu de nos alliances ? Je ne dirais pas que la victoire est assurée... Loin de là. Mais je crois en la volonté de vaincre des nôtres. »

J'inclinai la tête pour lui signifier que j'avais bien entendu et compris son point de vue, perplexe, déglutissant lorsqu'il évoqua que la victoire était loin d'être assurée. À quoi m'attendais-je en allant lui parler ? C'était vrai, et il n'aurait pas pu me faire croire le contraire... Tout du moins j'en aurais douté. J'étais toujours du genre à m'en faire beaucoup, et on pouvait dire que la situation s'y prêtait parfaitement cette fois...


- Je m'inquiète de la réussite oui... Comme tu le dis si bien, rien n'est assuré. J'ai fais un cauchemar particulièrement horrible ces derniers temps... Il me hante...

Je me tus quelques instants, me le ressassant. Je savais que ça le préoccupait autant que moi, peut-être plus même. Normal après tout... Seul un roi irresponsable se ficherait de ce qui serait susceptible d'arriver. Kumpa ne le montrait pas, pour éviter de mettre en doute l'esprit combatif du clan, mais lui aussi s'inquiétait d'un bon nombre de choses... Notamment la quantité de pertes à déplorer que cela pourrait nos causer, la faille que pourrait contenir le plan de récupération de Prideland... Et...


- Kumpa... Et si je mourrais ?

Un éclair de frayeur traversa mon regard. Je l'avais pensé si fort que je l'avais dis tout haut. De toute façon, il nous faudrait tout envisager non ? Même si j'étais plus inquiet pour sa vie que pour la mienne.


- Et si... Si tu mourrais ? Tu imagines ce que l'on ferait si tu mourrais Kumpa ? Que se passerait-il ? Et Prideland ? Et... Oh je crois bien que j'aurais trop de mal à le supporter.

Kumpa se joignit à ma prière, qui dura quelques longues secondes. Le vent soufflait, c'était tout ce qui me parvenait. Il jouait dans nos pelages, et j'aurais aimé que ces instants durent éternellement. S'offrir quelques secondes d'éternité. Était-ce là un crime ? Quelques brefs instants d'une pseudo sérénité, à profiter de la présence de mon aîné près de moi.


« Espérons qu'ils nous entendent. »

Sa phrase me fit ouvrir les yeux, comme un réveil. J'étais déjà partis ailleurs, dans une sorte de songe, juste pour savourer le peu de temps encore doux avant l'affront. Y avait-il vraiment des Rois là-haut ? Et s'ils s'y trouvaient, nous écoutaient-ils ? Pouvaient-ils réellement influencer un quelconque destin ? Notre destin... ? Il y avait de ces fois où j'en doutais, et d'autres où je voulais y croire... Où mon instinct me poussait à vouloir y croire, comme si c'était tout ce qu'il me restait avant de sombrer.


- Esperons...

Le souffle du vent se tut, prenant en otage nos paroles. Je me demandais combien de temps tout cela allait durer. Même si nous parvenions à récupérer Prideland, combien de temps allions nous conserver ces terres ? Combien de temps allait-il s'écouler avant la prochaine attaque ? Allions-nous triompher ou subir une écrasante défaite ? Allions-nous survivre ou périr ? Périr dans l'honneur était-il vraiment nécessaire... ?

Je regardai Kumpa, et je savais. Je savais que lui aussi n'était pas certain de ce qui allait arriver, mais il voulait tenter. Et s'il le voulait, je le voudrais aussi. Je préférais de loin risquer ma vie en le suivant, même malgré les peurs, les angoisses, les incertitudes... Plutôt que m'enfuir pour me préserver. Même si mon frère ne m'empêcherait pas de partir, de refuser de le suivre, c'était quelque chose qui m'était inconcevable. Nous étions trop proches, et en envisageant que je prenne cette décision, je savais pertinemment que je m'en voudrais assez pour revenir en plein milieu de la bataille, dans l'unique but de l'aider, et de le soutenir encore.


« Tu verras, tout ira mieux, quand nous aurons repris Prideland. Nous pourrons dormir au Rocher, y admirer le paysage et fouler cette savane qui nous a menée à tant d'aventures quand nous étions lionceaux. »

Je hochai la tête vaguement, sans le quitter de mon regard doré. Je lui souris tristement, mais sincèrement.


- Tu t'en souviens Kumpa ? Quand nous étions lionceaux... Un temps qui semble si loin. Et toutes nos aventures... Rien que pour revivre tout ça et revoir tout ça, je pourrai te suivre au bout du monde.

Mon regard ambré se posa aux alentours, suivant la délicate ligne de l'horizon. Les teintes claires du ciel me poussaient à croire à de meilleures choses à l'avenir. Tout pour me rassurer en fait, si seulement je n'avais pas conservé, quelque part au fond de moi, cette voix qui me rappelait, comme pour assouvir une sorte de fantasme sadique, que rien n'était écrit dans les pierres, et que même si l'optimisme pouvait être au rendez-vous, il n'en était pas pour autant promis. Personne n'aurait pu assurer qu'un destin favorable nous attendrait en Prideland. Nous pouvions croire en l'esprit combatif des nôtres, à leur envie de retrouver leur royaume natal, à leurs aptitudes au combat ou encore à leur fidélité et à leur loyauté envers Kumpa... Mais malgré tout ça, l'ennemi demeurait imprévisible, tout comme nous l'étions pour lui. En fin de compte, nous nous apprêtions à lutter à armes égales. Je me demandais si les Nyeusis se doutaient de ce que nous mijotions...

Kumpa m'invitait à aller vers l'avenir. Manière subtile de me dire que le passé et ses souvenirs si délectables devaient dès à présent rester en arrière. Nous n'étions plus de petits lionceaux qui devaient rester en arrière lorsqu'un affrontement ou un simple danger, quel qu'il soit nous menaçait. Nous étions grands aujourd'hui et c'était notre tour de prendre les devants pour protéger les faibles ou les inaptes à la lutte qui se préparait, à notre tour de diriger les groupes et de mener à bien un seul plan : celui de faire en sorte que passé et futur se déroulent sur une terre commune... C'était un peu comme les rassembler sans les réunir. Concept complexe à expliquer mais toutefois relativement simple à comprendre et intéressant à exploiter, pour autant qu'on le veuille. Tout cela me donnait à réfléchir.

Néanmoins, j'avais déjà bien assez consacré de temps aux pensées qui me tourmentaient. Il était maintenant arrivé le moment de laisser un peu de ce repos que méritait tant mon esprit gagner mon être. M'aérer quelque peu en allant me promener peut-être ? Je décidai de reporter mes prochaines réflexions. Savoir être sérieux était nécessaire, mais prendre du temps pour soi et se détendre un peu, sans toutefois oublier complètement ses problèmes mais en se contentant simplement de les relayer au second plan ne pouvait s'avérer que bénéfique pour mon moral. Kumpa savait ce qu'il faisait, et il avait raison. Je ne pouvais pas douter de l'irrésistible fougue qui poussait notre clan à ressentir ce besoin tumultueux de vengeance. Il était aussi ancré en moi. Je ne pouvais en aucun cas concevoir le fait que la mort de Theluji et de ceux qui l'ont suivis et précédés soit sans conséquence. Je ne devais pas oublier ma promesse de leur faire honneur. Ma promesse ? Non... Je regardai Kumpa dans les yeux. Notre promesse.


« Mes paroles te rassurent ? »

Je hochai la tête et lui adressai un bref sourire plein de fraternité :


- Nous vaincrons. Il le faut. Si l'union fait la force, j'ose croire que nous sommes invincibles. Les Nyeusis ne savent pas encore à qui ils ont affaire. Le grand roi de Prideland, Kumpa, n'a pas encore dit son dernier mot.

J'avais dis ça avec tellement de conviction, que si auparavant il demeurait en moi ne serait-ce qu'une infime part de doute, elle venait de mourir, en accentuant ce sourire déterminé qui était le mien. Kumpa et moi venions de nous offrir quelques précieuses secondes d'éternité, et je les avais savourées tout en me demandant si ce n'était pas les dernières dont je profitais en sa compagnie...

Le rire nerveux de Kumpa détendit mes traits déterminés et me fit retrouver l'unique sourire, celui qui témoignait d'une immense complicité sans faille avec mon jumeau. Il rappela qu'il n'était pas encore vraiment le monarque de Prideland, ce à quoi je répliquai immédiatement :


- Oh arrête ! Tu n'es peut-être pas encore roi, mais tu en as la prestance. Tu forces le respect et si tout le monde te considère ainsi, c'est aussi la preuve que nous avons tous confiance en toi, et que nous sommes sûrs que tu mèneras à bien ce rang. Moi le premier.

Il ajouta qu'il était au même titre que moi, et me le faire remarquer réveilla la sensation d'une multitude de fourmillements dans mon être. J'avais un peu tendance à l'oublier c'est vrai, mais cela m'honorait tellement qu'il le relève, que je ne su trop quoi répondre. Kumpa, par sa seule présence, forçait l'admiration, le respect, et je le considérais toujours comme supérieur, pour éviter d'empiéter sur son rang, qui le serait par la suite.

En fait, je voulais m'habituer à être proche de lui, que notre lien fraternel ne change jamais, tout en conservant une distance hiérarchique, afin de ne pas trop l'encombrer, ou donner l'impression d'être au même niveau. Il fallait toujours que les places dans un clan soient claires. Si je me montrais trop proche de Kumpa, j'allais brouiller l'esprit des Pridelanders. L'aider, le conseiller dans ses choix, mais en aucun cas les prendre à sa place. La frontière entre les deux était si fine... Si délicate, et je mettais plus qu'un point d'honneur à ne pas la franchir.


« Sinon Damu... Comment vas-tu ? Enfin je veux dire, sentimentalement parlant. »

Sa question me troubla, comme à chaque fois que quiconque évoquait le sujet. Moi et l'amour c'était compliqué, si je puis dire. Mon regard se perdit sur le sol et j'eus un rictus embarrassé, qui lui reprochait sympathiquement d'aborder le sujet. Qu'à cela ne tienne, le temps de trouver une réponse convenable, je décidai de rentrer dans son jeu. Avec un petit coup d'épaule et un regard malicieux, je surenchéris :


- Tiens donc... Alors comme ça, la belle Kuzali te laisse le temps de penser aux déboires sentimentaux de ton cher frère ? Ne remplirait-elle donc pas convenablement sa tâche d'occuper tous tes esprits ?

Puis, redevenant un peu sérieux, et un poil de crinière rêveur, j'ajoutai :


- Tu sais... Toutes ces histoires de compagnons et de compagnes, ça me paraît complexe et... (je lui souris une fois de plus, mystérieusement, en ajoutant) Relativement privé pour l'instant. Mais ne t'inquiète pas, si quelqu'un m'intéresse et que ça devient suffisamment sérieux pour que les rumeurs se promènent, tu en seras le premier informé, si c'est cela qui te chiffonne...

Kumpa évoqua notre mère, ce qui me fit plisser un instant les yeux sous un sourire plein de souvenirs. Malkia avait toujours été là pour nous, et nous avions su le lui rendre. Maintenant le temps inversait les rôles petit à petit, et prenait en otage avec lui, les futurs vestiges de son règne pour faire place au suivant : celui de l’aîné, celui de mon frère. Un cycle qui se répéterait ensuite, inlassablement...

Voyant les babines de Kumpa s'étirer, je su que prononcer le nom de Kuzali suffisait à lui faire ressentir une joie des plus intenses. Un jour, peut-être que je comprendrai cette euphorie insensée moi aussi. Je soupçonnais bien vite qu'il ne délaisserait pas pour autant la réponse à sa question, aussi la lui avais-je tout de même donnée. Dommage pour moi, mais tant mieux s'il ne suffisait pas de parler de sa chère et tendre à l'héritier pour lui faire oublier tout qui ne la concernait pas.

Face aux encouragements de mon jumeau et à son assurance, je regardai l'un de mes antérieurs jouer avec un brin d'herbe. Ma timidité reprenait le dessus et l'on pouvait dire que ce sujet de conversation ne me mettait pas à l'idéal de mon aise. Je répondis dans un souffle :


- Nous verrons, mon frère, nous verrons... Le grand cycle de la vie n'a certainement pas fini de nous surprendre... L'heure n'est pas aux méandres du cœur...

Sur ces mots, disparus alors même qu'ils venaient d'être prononcés, mon regard fut attiré par l'approche d'un lion du clan. Il venait chercher le successeur du trône, je le savais. La conversation s'achevait donc là pour aujourd'hui.

J'acceptai les excuses de Kumpa d'un hochement de tête lointain, lui adressant un dernier sourire. Mes derniers mots furent :


- Que les rois du passé soient avec toi.

Je les avais soufflés bien bas. Je ne voulais pas être entendu du sujet qui s'était présenté, mais en diminuant le timbre de ma voix, je ne savais guère si le lion doré avait décelé mes dernières paroles. S'il n'avait pu les percevoir, j'étais au moins sûr qu'il les avait devinées.

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