Fraîcheur. Vent frais qui souffle, doux mais mouvementé. Brise qui joue dans ma crinière, la faisant voleter au gré de ses envies. Encore un divertissement de l'un des quatre éléments les plus puissants de la nature : l'air. Ciel grisâtre, d'une couleur plutôt lumineuse. J'aimais ce temps, au moins je ne souffrais pas des tapages violents du soleil sur mon pelage doré. Pas de coup de chaleur, pas de fatigue, j'avais le moral aujourd'hui.

C'est donc tout sourire que j'avançais dans la Vallée Abandonnée qui, on pouvait le dire, était plus déserte que jamais. Songeur, je me laissai aller à songer tout haut :


- Ça pour être abandonnée, elle porte bien son nom.

Quoi que, puis qu’au moment où je prononçais ces mots, un zèbre galopait dans le coin. J'entendis le martèlement répété de ses sabots, et en reconnu le son. Puis, ses rayures noires et blanches, sa crinière courte, et sa physionomie typique de lui et de ses congénères, m'apparurent. Je songeai intérieurement, interrogateur :

« Il s'est éloigné de son troupeau ? Perdu peut-être ? »

Mon ventre me rappela qu'il était vide. Mes prunelles observèrent l'animal poussiéreux qui s'arrêta, haletant. Je fus très surpris de voir le sang perler sur sa robe. Il avait été attaqué, avait fuit, et était en train de se vider de son sang. Jamais plus il n'aurait la force de rejoindre les siens, et s'était résigné à mourir loin d'eux, eux qui avaient très certainement fuis ailleurs, l'abandonnant à son triste sort...

Après l'étonnement, et la paralysie que ce spectacle me fit ressentir, je déglutis. Le pauvre... Je m'approchai doucement de lui, qui ne se débattait même plus. Il était gravement blessé sur la croupe. Visiblement, ils avaient été plusieurs à s'en prendre à lui. Ses postérieurs étaient témoins de l'affreuse scène de lutte qu'il avait surmonté, et des lambeaux de chair pendaient à l'extrémité de son dos. Ces charognes de félins, en plus de ne pas savoir chasser seuls, ne l'avaient pas raté. Très loin de là même...

LSes yeux verts, d'une teinte similaire à celle de la nature sauvage, roulèrent dans les orbites de l'équidé. Il semblait furieux, mais paraissait également avoir choisi de s'en aller. Aucun autre verdict était possible : il n'y avait plus rien à faire pour lui. Et moi, j'étais là, comme toujours, au mauvais endroit... Je m'approchai encore un peu, toutefois sur mes gardes. Il allait sûrement me percevoir comme une menace et se défendre. Je risquais de me prendre un coup de sabot, et on pouvait dire que je n'en avais pas envie... Pas du tout...


- Oh ! Je peux vous aider !?

Sa voix, suave, grave, prononcée difficilement parmi son souffle saccadé par la douleur, résonna doucement à mes oreilles, dans un murmure de mourant qui me creva le cœur plus intensément encore que si des vautours l'avaient perforé de leurs becs acérés.


- Oui... S'il te plaît... Tue-moi...

Je le regardai, désemparé, paniqué... Je me surprenais à poser des questions en saccades, n'ayant jamais de ma mémoire de lion maladroit, vécu une telle scène...


- Vous avez de la famille à prévenir ?
- Tu es un lion. Penses-tu vraiment que le troupeau te laisserait approcher ?, ricana-t-il. Je devais surveiller les alentours... Ils se sont sauvés... J'ai... J'ai réussi...

Un sourire étendis ses lèvres, ses yeux se voilaient sous la douleur et toute cette vision était des plus horripilantes.


- Lion... J'ignore ton nom... Mais tue-moi. Si tu as un tant soit peu de bon sens, et si tu veux vraiment me rendre service, alors tranche moi la gorge avec tes canines de féroce prédateur. Achève-moi que je ne souffre plus.

Je soutenais son regard, et questionnai encore :


- J-Je... Je m'appelle Damu... Mais pourquoi moi ? Pourquoi ne pas vous être laissé abattre... ?

Il suffoqua, toussota plus fort, et je m'en voulus de faire durer ce moment si insoutenable pour lui. Il répliqua néanmoins :


- Je ne voulais pas m'avouer vaincu. Fierté mal placée... Je ne voulais pas qu'ils se disent qu'ils... Qu'ils m'avaient eu... Approche toi qui a le cœur bon. Je m'en vais te souffler mon nom à l'oreille. Avant de mourir, je me serai au moins fais un ami...

J'approchai une oreille attentive, il prononça son nom, et je le sentis si mal, et sur le point de défaillir de douleur, que je posai délicatement mon antérieur droit sur son épaule, et approchai mes crocs pour les lui insérer tendrement dans la chair. Le moment où il rendit l'âme hanta les parois de mon esprit longtemps... Avant de partir, il m'avait juste dit...


- Merci...

Je ne pris pas part à l'arrivée fulgurante et hâtive d'Asahi. La jeune lionne et moi nous étions rencontrés dans un endroit reculé du Baobab alors que je tentai d'en explorer les alentours d'une manière certes un peu gauche. Loin de se montrer irascible, elle avait fait preuve d'une douceur et d'une gentillesse qui nous avaient amenées à échanger une conversation plutôt agréable. En tout cas je ne la regrettais pas.

C'est lorsqu'elle s'adressa à moi pour m'interroger que je sursautai :

- Bonjour Damu, Je peux savoir ce que tu..fabriques ?
- Ah ! Qu'est-ce que c'est ?

Je repris mes esprits, et les battements de mon cœur se calmèrent lorsque je la reconnus. Je fis une brève révérence en inclinant majestueusement mon port de tête. Dans le même temps que j'effectuai ce geste, je répondis sur un ton rassuré :


- Oh, ce n'est que vous... Bien le bonjour Asahi. C'est un honneur pour moi de vous revoir, soyez-en assurée.

Assise là, elle renvoyait l'image d'attendre de cette manière depuis un long moment alors qu'elle venait à peine de prendre place devant moi. La tête sur le côté, ce qui m'apaisa. On aurait dit qu'elle était encore capable de patienter indéfiniment, sans que cela ne la dérange d'une quelconque façon, comme si elle était hors du temps...


- Tu...attends quelqu'un pour dîner ?

Je la dévisageai un long moment, ne comprenant pas sur l'instant. Une oreille glissée en arrière alors que l'autre était droite comme un « I » sur mon crâne, un sourcil subtilement redressé en accent circonflexe, je répétais :


- Pour manger ? Mais manger quoi ? Manger... Comment ça manger... ?

Tandis que je réfléchissais, du sang trempa mon antérieur, et me fit faire un écart brusque en arrière. Je compris et m'offusquai :


- Man... LE MANGER LUI !? Mais voyons très chère... Seriez-vous tombée sur la tête depuis notre rencontre ? Ce n'est pas pour cette raison là que je l'ai tué !

Mes crocs imbibés du sang de l'équidé à rayures, je ne percevais pas l'ombre même du quiproquo qui s'installait entre nous. Asahi était perplexe. Pour moi la scène était évidente et, ayant en tête tous les éléments, j'avais du mal à comprendre la raison de son comportement. Pour elle qui venait d'arriver, que voyait-elle au final ? Un cadavre de zèbre inerte, là, devant un lion assit, avec les babines gorgées de son hémoglobine. Quel autre rapprochement aurait-elle pu faire à part celui d'un prédateur face à son repas... ? Mais je n'en étais pas conscient...

Je m'étais languis du rire d'Asahi depuis notre rencontre. L'entendre à nouveau me rappela quelle sérénité s'emparait de moi lorsque je l'amusais – parce qu'il n'y avait aucun doute qu'elle s’esclaffait de mes maladresses. Suite à sa remarque sur mon vouvoiement, je ne pus que laisser entendre un rire nerveux, et répondis tant bien que mal :


- O-Oui enfin vous... Euh tu ! Tu sais je... Je vouvoie toujours les autres. C'est une marque de respect que l'on m'a enseignée. Le seul félin que je tutoie est mon frère, mais si vous souhaitez... Euh non, tu souhaites ! Voilà, si tu souhaites que je te tutoie, alors cela ne me pose aucun problème. Je m'emmêle un peu les langues dans les pattes... M'enfin ! Les pattes dans la langue... Bref, je... Je vais tout simplement me taire.

C'est vrai Damu, pourquoi te rendre ridicule ? Tais-toi et puis c'est tout ! Affaire classée. J'allais juste avoir du mal à m'adresser à elle de manière plus singulière. Je plongeai mes yeux dans les siens tout en réfléchissant. Cette invitation à être plus familier en lui parlant... Cela voulait-il dire... Que nous devenions proches ?

Me rendant compte que je la fixais depuis un moment, je tressaillis, et mes joues se teintèrent d'une couleur significative de mon embarras. Mon trouble me fit m'emmêler les antérieurs et, déséquilibré, je manquai de m'étaler lamentablement sur le sol. La lionne elle, avait repris son sérieux et sembla confuse suite à l'élévation de ma voix. Les oreilles inclinées en arrière, elle me rappelait que mon nouvel ami était avant tout un repas, et que cela faisait partie intégrante du grand cycle de la vie.


- Excuse-moi d'avoir haussé le ton je... Enfin c'est ridicule mais... Ce zèbre est venu de lui-même me demander de l'achever, parce qu'il s'est fait attaquer par une horde de lionnes. C'est un peu comme si... Nous étions devenus amis. Et les grands rois du passé savent que... Je n'ai pas beaucoup d'amis.

Mes prunelles scrutaient le sol. Elle allait me prendre pour un fou. Et fou je l'étais. Je souffrais de la folie, même si je ne savais pas de quelle sorte de folie était-ce là. Je songeai, puis il me vint à l'esprit que la lionne ne m'avait peut-être pas trouvée par hasard... L'odeur de nourriture ? Avait-elle faim ?


- Mais bon, tu as faim ? Après tout, il ne ressentira plus rien et il me semble que mon appétit revient...

Mon instinct de prédateur aussi. Nous étions amis, et en tant qu'amis, s'il n'avait pas voulu que quelqu'un d'autre ne le tue, peut-être ne souhaitait-il pas non plus que quelqu'un d'autre ne le mange ? Me voilà, à penser à quelques petites choses bien futiles...

Désignant le zèbre, j'esquissai un sourire à Asahi, et tendant une patte vers ce repas, je l'invitai à en prendre :


- Après vous. Enfin, après toi.

Sourire gêné, regard ailleurs. Encore un réflexe qui me correspondait bien. Une nouvelle interrogation -puisque j'aimais m'en poser- me vint soudain... Pourquoi faisais-je donc passer Asahi avant le zèbre ? Nous ne nous connaissions pas plus...

Je secouai la tête. Après tout, cela ne devait pas être bien compliqué. Nous étions tous deux félins, et il était préférable de secourir un vivant plutôt qu'un mort. Je ne pouvais plus rien faire pour l'équidé sauvage, alors qu'Asahi, elle... Je pourrais toujours...

Son regard posé sur moi provoqua quelque chose de... Différent. D'habitude lorsqu'on me fixait trop longtemps je me sentais très mal à l'aise, du fait de ma timidité et de mon tempérament discret, solitaire et renfermé... Mais lorsque la lionne laissait ses prunelles posées sur moi, certes je conservais cet embarras désagréable, mais il y avait aussi ce sentiment un peu doux, un peu acidulé, bizarre mais si plaisant... Celui d'exister en quelque sorte. C'était à la fois très étrange et... Pour le moins... Surprenant.

Lorsqu'elle passa nonchalamment sa patte sur l'une de ses joues, je fus intrigué et sans m'en rendre compte sur l'instant, j'avais adopté la position qu'elle avait si souvent : la tête penchée d'un air interrogateur.


- Tu t'es fait mal ?

Bien sûr, à sa manière de se masser, la question ne se posait même pas. Je m'approchai d'elle en soufflant :


- Cela ne doit pas être bien grave si ? Laisse-moi voir...

Je pris place assise et le bout de mon antérieur droit repoussa délicatement le sien. La douleur était presque invisible, mais marquée tout de même. Il fallait faire vraiment attention pour la remarquer puisqu'elle se fondait dans le pelage d'Asahi à la perfection. Pelage soyeux qui plus est. Cette constatation me fit l'effet d'un coup de bâton sur le sommet du crâne... Depuis quand me permettais-je donc d'avoir un contact physique avec autrui ? Je fis vite abstraction de cette pénible réflexion intérieure.


- Rien de grave comme je le disais donc. Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Une conclusion faite avec des petits tremblements dans la voix. Suite à l'invitation que je fis peu après dans le but de changer d'atmosphère, la femelle me conseilla de manger en sa compagnie pour éloigner les quelques courageux charognards qui nous épiaient de leurs yeux vicieux emplis de jalousie. Il est vrai que c'était bien impoli de ma part de la laisser déguster ce repas toute seule... Et puis je me sentirais idiot campé sur mes pattes juste à côté.

Me penchant donc sur la chair encore tiède du mammifère que j'avais abattu, je me résignai à prendre quelques morceaux juteux qui réveillaient mon appétit à leur simple vue, et à l'odeur qui émanait d'eux. J'étais un fauve après tout, un prédateur... Mon instinct me rattrapait plus vite que ce que j'aurais pu croire...

Puis, mes oreilles se dressèrent toutes deux, se dégageant vivement de ma crinière. Je finis poliment ma bouchée, les babines imbibées de sang, et me lèchant ces dernières, je portais un regard inquiet sur Asahi tout en lui faisant remarquer :


- Votre famille ne va pas s'inquiéter de votre absence ? Enfin je veux dire... Si votre compagnon vous trouve à partager une proie avec un autre lion, peut-être qu'il n'apprécierait pas... Je ne voudrais pas t'attirer d'ennuis...