Cela fait trois jours que le lion à la crinière bicolore a ramené le corps sans vie de Mazaya, sa mère, au Rocher de la Fierté. Quelle fierté y'a-t'il à laisser mourir sa famille ? Le coeur déchiré, il s'en était allé, sans se retourner, claudiquant sur sa patte gauche, que la hyène meurtrière avait sérieusement touchée. Son épaule était en sang, mais il s'en souciait guère. Il s'était dissimulé au regard de ses compagnons de clan, il voulait être seul, il voulait oublier...

Trois jours qu'il n'avait pas quitté les racines de l'arbre toujours en fleur, trois jours qu'il n'avait pas mangé ou bu, trois jours qu'il n'avait pas pris soin de sa blessure pourtant grave. Trois jours qu'il n'oubliait pas... Il ne comptait plus les fleurs à ses pattes, le lourd parfum qui en émanait éloignait certes les mouches, protégeant partiellement une infection, mais brouillait aussi ses sens et ses esprits. Il ne voyait plus clair, sa mémoire était floue, il s'en moquait. La seule chose qu'il voulait oublier était la plus marquante de son esprit. La seule chose qu'il voyait clairement. Mais il n'avait même plus la force de penser. Alors il pleurait, sans arrêt, sans y réfléchir.

Il avait fini par oublier pourquoi il était là, à chercher quelque chose, mais quoi ? Il s'en fichait, il restait là, à attendre, perdu dans les effluves fortes et persistantes des fleurs qui infiltraient ses pensées. Des zèbres, non loin, l'observaient, curieux et intrigués. Que faisait-il donc, lui, un prédateur, à se morfondre ? Une femelle, même, se demandait pourquoi le charmeur était si triste. Elle serait bien allée à sa rencontre si son instinct ne l'en empêchait pas.

Si quelqu'un, après tout ce temps sans avoir de ses nouvelles, s'inquiéterait pour lui et partait à sa recherche. Si, d'aventure, il ou elle le trouverait, c'est certain que la vision qui s'offrirait à lui ou elle serait un choc. Qui reconnaitrait Alois en ce jour ? Qui pourrait le sortir de là, alors que même Wapenzi n'y est pas parvenu ?

A sa "réponse", la lionne se mit à ronronner et à lui lécher le visage, Alois sentait comme si ses pensées virevoltaient dans son esprits et tentait d'en suivre le fil malgré son état comateux. Comme Dhoruba avait poussé le morceau de viande sous son museau et que les fleurs étaient désormais plus disparates, le lion en perçut l'effluve. Il entendit et comprit la réponse de la lionne aussi, concluant qu'il n'avait pas bien saisi ses dernières paroles.

"Pardon ? Non tu ne m'as pas fait mal."

Elle lui disait qu'il ne lui avait pas fait mal, mais une part de son esprit lui soufflait qu'il n'avait fait que ça, et pire encore ! C'était pourtant cette même part qui le poussait à reprendre contact avec la réalité. Cet éclat de puissance et de survie lui reprochait cependant son égoïsme et le mal qu'il avait fait à d'autres.

"Allez mange un petit peu. En plus Akiam et Thamani m'ont aidé, ils seront très contents."

Le lion buvait ses paroles, tentant d'établir le sens dans chacun de ces mots. Petit à petit, la mélodie des voix lui parvenait, son oreille gauche dansait au même rythme, à la manière d'un oiseau de passage. Il la regarda alors qu'elle mentionnait leurs enfants et vit un sourire se dessiner sur ses babines, par conscience sur le retour, il lui sourit à son tour. Puis il regarda la pièce de viande qu'il avait entre les pattes, ainsi que la fleur, toujours coincée entre ses griffes. Une voix sourde disait : "Jette ça ! Débarrasse toi de ça !" Encore un éclat de rubis au fond de son esprit, il prenait de l'importance, autant que les fleurs et leur effluve en perdait. D'un geste un peu maladroit, il obéit à cet instinct puissant et fit glisser les pétales roses, décrivant un arc de cercle devant lui, puis rentra ses griffes, faisant tomber du même geste la fleur dont l'odeur ne parvenait plus jusqu'à lui, seule restait celle qui ornait son oreille droite, mais il n'y touchait pas, un réflexe de peur qui empêchait l'éclat rouge de son âme de se manifester pleinement.

"Tu sais, tu peux prendre ton temps pour aller mieux. Je chasserai et je t'aiderai tant que je peux."

Le ton était doux, il connaissait ce genre de ton, pour l'avoir entendu maintes et maintes fois, sur toutes les nuances, croyait-il, car l'accord de la mélodie dans ces paroles avait un goût de jamais-vu. C'était plus que de la douceur, il y avait de la tendresse et un peu plus aussi... Mais quoi ? Il regardait toujours la pièce de viande mais hésitait, non pas à manger, il écoutait les voix qui l'entourait. Celle de Dhoruba, physiquement présente, l'emplissait, il la trouvait charmante. Et puis, il y avait celle d'un instinct de rubis, mentale, qui continuait de le pousser à manger, tout en le sermonnant sur son attitude déraisonnable et égocentrique. "Réveille-toi, crétin ! Tu ne dois pas te reposer sur son aide ! Mange et reprends-toi !"

Il se perdait à nouveau dans ses combats spirituels quand Dhoruba se coucha à nouveau près de lui, il sentait sa chaleur le gagner et disperser les inquiétudes de son esprit. Il ronronna doucement, sans vraiment s'en rendre compte et murmura :

"Merci... Merci, Dhoruba..."

Finalement, il donnait à la lionne un signe vraiment distinctif qu'il savait qui était là, sa vision reprenait enfin une netteté acceptable et il baissa également la tête, mordant la cuisse de zèbre, laissant le sang emplir sa gueule, il arracha un morceau, qu'il mâchouilla un instant avant de l'avaler. Cela faisait du bien, physiquement. L'éclat de rubis l'encourageait autant que la présence de Dhoruba à continuer. Après un instant d'hésitation, il se baissa à nouveau et finit par manger la pièce de viande dans son intégralité, trois jours sans manger, il venait de s'en rendre compte, il avait bien failli se laisser mourir.

La notion de vie, de mort, de temps et de sentiments autres que le regret lui revenaient, il comprenait ce qu'il avait fait à lui-même et surtout aux autres, surtout à Dhoruba et leur lionceaux. Quel égoïste il avait été ! Alois n'en revenait pas qu'il ait pu faire ça. Il rongeait l'os par instinct, bien qu'il n'y ait plus rien de comestible à récupérer, même les charognards auraient du mal à dénicher un bout de nerf sur l'os qu'il tenait entre les pattes.

"Eh ! Débile ! Tu crois pas que t'as quelque chose à mettre au clair ?" Maintenant que les besoins vitaux ne se faisaient plus autant sentir, l'éclat de rubis semblait le pousser à parler, parler avec la lionne qui avait tant sur elle pour le ramener, bien que la tâche n'était pas encore terminée. Le lion regarda cette dernière, et se remémora tant bien que mal les dernières phrases qu'elle avait prononcées. Qu'il pouvait prendre le temps qu'il faudrait pour se remettre ? Non, pas dans cette terre, il ne pouvait pas se le permettre cette fantaisie de plus. Il était désormais plus lucide et la logique de la savane s'enclenchait de nouveau dans son esprit. Il avait suffisamment joué avec elle et si Dhoruba n'avait fait plus que le déraisonnable pour enrayer ses pulsions extinctives, il ne serait plus là pour y penser... Il se redressa un peu, clignant par moment des yeux, comme il redécouvrait la nature autour de lui. Il finit par dire, encore incertain :

"Je peux... Je peux m'en sortir, je crois... Enfin... Je te promets que tu n'aura plus à prendre sur toi pour moi..."

Il ne pouvait guère promettre plus pour l'instant, encore affaibli par sa folie, il allait devoir être dépendant en partie de la chasse des lionnes et il fera ce qu'il pourra pour chasser un maximum et reprendre ses forces habituelles. Hors de question pour lui, alors qu'il se considérait comme respectable, de profiter du labeur des lionnes. Et surtout pas de celui de Dhoruba, elle avait bien d'autres tâches à accomplir pour en plus s'inquiéter de lui. Et pour elle, il pouvait faire cet effort.

Maintenant qu'il la regardait en face, il avait l'impression de voir, derrière elle, une forme floue, rousse, comme elle, mais scintillant de deux joyaux de jade. Mazaya ? Il cru la voir lui sourire une dernière fois avant de disparaître dans le ciel. Comment ? Il sentit les larmes remonter à ses paupières et ferma les yeux, baissant la tête, il ne pouvait concevoir que sa mère lui pardonne ce qu'il lui avait fait, alors qu'elle n'était même plus de ce monde. Pourquoi avait-il droit à ce pardon ? Dhoruba était elle liée à cette conséquence ? Il n'arrivait désormais qu'à voir les similitudes entre les deux lionnes et grinçait des dents, maudissant sa faiblesse, d'esprit comme de corps.

"Oh, mais pourquoi tu enlèves ta fleur ?"

Alois la regarda, perplexe. Son instinct lui avait dit de jeter la fleur mais il avait garder celle qu'il portait sur l'oreille, enfin ce qu'il en restait. Il entendait désormais parfaitement ses paroles et surtout le ronronnement puissant de la lionne. Il se rendit soudainement compte de la joie qu'il procurait à Dhoruba, simplement en exprimant des signes de vie. Il se sentit mal à l'aise, surtout qu'il se surprit à ronronner avec douceur, comme en écho à la lionne rousse.

Ensuite, lorsque la lionne s'appuya contre son épaule valide, le lion crème sentit le devoir de se lever, il s'exécuta, reprenant appui sur ses pattes pour la première fois depuis 3 jours, il chancelait encore mais le plaisir de sentir la poussière glisser de sa fourrure et la terre entre ses griffes lui fit un bien impossible. Il ferma les yeux, inspira lentement une bouffé d'air frais et pur, faisant jouer ses griffes dans la terre. Aucun son, ses réflexes et ses atouts de chasseur étaient toujours là, au bout de ses griffes, prêt à reprendre du service. Même si son corps entier n'était pas encore tout à fait d'attaque, il n'avait besoin que d'une période d'échauffement, Alois reprenait confiance en lui-même et surtout en la vie. Il lécha enfin sa blessure, nettoyant le sang séché de la plaie qui s'était déjà refermée. Il avait eu de la chance, les effluves des fleurs avaient éloigné les mouches et avaient prévenu toute infection. Cependant, il savait qu'elle ne disparaîtrait jamais, la cicatrice perdurera tout comme sa mémoire... Cette hyène... Si jamais il la recroiserai, il ne fuira pas...

"Si tu veux, je t'amène chez moi, près du baobab, tu pourras te reposer."

L'oreille intacte du lion se leva et Alois resta silencieux. Aller chez elle ? Il n'y était encore jamais allé... Akiam et Thamani étaient là-bas aussi. Que devait-il faire ? Il éprouva une certaine honte à ce fait. Pourquoi n'était-il jamais allé là-bas ? Il n'avait aucune excuse pour ce manque de politesse, ils étaient censés être une famille. Lui était le père des lionceaux de Dhoruba, c'était certain, mais pourquoi avait-il ajourné une visite... ? Il regarda la lionne, elle était gênée de lui proposer ? Surement avait-elle aussi remarqué qu'il n'était jamais venu.

"Tu peux me raconter ce qui s'est passé si tu le souhaites. Seulement si ça peut t'aider... Et si je peux t'aider aussi d'ailleurs."

Alois fixa un point dans le vide, derrière la lionne qui achevait sa proposition, distante, elle avait peur de la réaction du lion. Lui espérait revoir l'ombre de sa mère comme il l'avait vu quelques instants auparavant. Mais il n'y avait rien, les sens encore pâteux du lion lui avait surement joué un tour à moins que l'esprit de Mazaya ne soit venu une dernière fois pour relever son fils de la poussière de l'oubli. Finalement, il se reprit et s'avança jusqu'à Dhoruba. Il passa sa tête contre la sienne et lui lécha la joue. Ses yeux avaient repris un éclat de vie et il lui sourit. Il déclara, avec douceur :

"J'aurais du venir plus tôt, pardonne-moi d'avoir tant attendu. C'est avec plaisir que je te suis, ma tendre et chère."

Même si le ton qu'il avait repris ressemblait à celui qu'il employait lorsqu'il jouait avec les demoiselles, cette fois-ci, il était difficile de ne pas y croire, Alois avait toujours été sincère dans ses compliments mais jamais il n'avait appelé la moindre de ses conquêtes 'tendre et chère'. Alois se rendait compte maintenant, il aimait Dhoruba bien plus qu'une autre. Pourquoi ? Pas simplement parce qu'elle était la mère de ses enfants. Non, c'était plus profond que cela. Il y avait autre chose. Quoi, il ne le savait pas encore, mais il comprenait une chose : "L'amour n'a pas besoin d'être compris, l'amour a simplement besoin d'être aimé." Et l'amour, le vrai, il l'avait rencontré, en ce jour.

Le sourire aux babines, Alois ronronna en écho à Dhoruba, il se sentait mieux de voir la lionne "accepter" ses "avances". Et il la regarda décoller du sol en une course fulgurante. L'entendre rire était pour lui comme un remède et les étoiles de ses yeux, un miracle dans son cœur.

"Hahahaha, je suis la plus rapide, mais Thamani et Akiam sont encore meilleurs. Ahhh comme j'ai hâte que tu les revois, si seulement mes parents aussi... Ils seraient étonnés, ils sont si intelligents ! Si..."

Alois n'avait pas couru, le corps n'était pas encore au rendez-vous, mais l'envie de la suivre était là. Cependant, il remarqua rapidement que quelque chose n'allait pas. Il la vit s'arrêter, hésiter et finalement se retourner vers lui, elle avait l'air triste. Elle soupira :

"Mais ils ne pourront pas les voir, pas vrai ? Jamais... C'est dommage. Tellement dommage. Ta maman est morte, et la mienne m'a condamnée à mort parce qu'elle préférait écouter mon frère qui lui a menti. Mais au final, je t'ai toi... Et on a les petits. On est plus heureux qu'eux. Pourtant ça ne me soulage même pas. Pourquoi ils m'ont fait tout ça là-bas ? Alors qu'ici j'apprends que ce n'était pas normal, toi-même tu m'as dis de ne pas penser que j'étais bête. Pourquoi ils ont fait ça ? Pourquoi ils y en a qui font ce genre de choses tu penses ?"

Alois eut un frisson le long du discours, il ne pouvait s'empêcher de se rendre compte à quel point elle avait raison, tout comme elle, il n'avait plus de famille "passée" mais une nouvelle famille, dont il était le père. Les générations changeaient mais bizarrement, il y a quelques jours, il ne se sentait pas prêt à assumer son nouveau rôle, il aimait trop ses jeux de charme et sa place de fils pour tout abandonner et devenir père.

Dhoruba s'assit dans la poussière, toute pensive et Alois, immobile, se perdit également dans ses pensées. Il ne savait pas encore quoi répondre mais il était sûr qu'il y avait une solution... Mais laquelle ? Il roula ses yeux de gauche à droite, un réflexe, et finit par se trouver une, non deux solutions... Des deux côtés de leur famille. Il regarda la lionne en pleine réflexion et lui dit :

"Tu sais, ma mère était de Prideland, mais mon père est un voyageur et il doit encore être en vie. Tout comme ma soeur, Nolan. J'aimerais les... Les revoir." Il avait hésité à utiliser ce mot, il n'avait aucun souvenir visuel de son père ou sa soeur, il savait juste qu'ils existaient et qu'ils étaient des voyageurs. De ce fait, il en venait à ce qu'il avait trouvé, il continua : "Et aussi, il faut que tu saches que chaque clan a ses coutumes, et le tien devait miser sur une qualité qu'il ne voyait pas en toi... Ils en ont fait un défaut et t'ont jugée comme ils le voulaient. Mais pourquoi ne pas leur montrer que tu va bien et que tu vaux bien mieux que ce qu'ils pensaient ?" C'était une idée qui faisait d'une pierre deux coups, ils pouvaient prouver à la famille de Dhoruba qu'elle était capable d'être un lion, ce dont ils avaient l'air de douter. Et, peut-être, avec beaucoup de chance, tomber sur sa sœur et son père, il l'espérait sincèrement. Il conclut : "On pourrait leur rendre visite, avec les enfants. Ils seraient surpris de te voir en ma compagnie avec Akiam et Thamani. Et ça nous permettraient leur montrer un peu la vaste savane. Je peux reprendre mon rôle de voyageur auprès d'eux, Rava risque de ne pas en revenir."

Alois n'avait pas oublié le frère manipulateur de la lionne rousse et comptait bien lui rendre le coup de patte, même à la place de Dhoruba, la rancune, il en avait assez pour deux. Cependant, il savait que sa proposition ne devrait pas être mise en oeuvre dès maintenant, il tempéra donc les possibles ardeurs de la lionne :

"Cependant, Dhoruba, si nous faisons cela, il vaut mieux attendre un peu. Thamani et Akiam sont encore jeune et j'ai besoin de reprendre des forces si nous devons voyager. D'ici quelques lunes, cela devrait mieux passer..."