Depuis toujours, Wajanja était douée d'une certaine influence sur son benêt de frère. Elle avait toujours estimé être le cerveau tandis que lui se contentait d'être les muscles. En cela, ils se complétaient. Toujours collée à son frère, comme une frêle petite chose, la petite lionne se faisait rarement embêtée. Nguvu était bien plus fort que tous les autres petits de leur âge et n'hésitait pas à leur mettre de sacrées raclées. Mais, contrairement à ce que chacun pourrait penser, Wajanja était en réalité loin d'être une simple petite femelle fragile. Certes, le contraste était fort avec son frère, mais en réalité, c'est elle qui, des deux, dominait. C'est, en effet, elle qui tirait les ficelles dans l'ombre. Nguvu avait beau croire que certaines idées venait de lui, il n'en était rien.

C'est de cette manière insidieuse que la petite lionne des sables avait travaillé sur son frère depuis quelques jours : l'idée étant que la meilleure façon de se préparer à l'exil était de se confronter directement au Grand Désert et donc, de s'éloigner du clan. Pourquoi faisait-elle cela? Tout simplement pour la préserver d'éventuels ennuis qui pourraient lui retomber dessus. Tant qu'elle passait pour la suiveuse, les remontrances n'en serait que moins importantes.

Néanmoins, elle était consciente qu'elle allait devoir piocher d'autres cartes si elle voulait partir en exil. Si elle passait constamment pour une suiveuse, comment Zafi pourrait-il accepter qu'elle veuille sortir de son rang et la laisser livrer la guerre contre la mort? Après tout, ce n'est pas comme s'il en avait quelque chose à faire de ses lionceaux. Il n'en restait pas moins que le peuple des Jangowas était un groupe bien moins fertile que ses voisins et, en cela, bien moins nombreux. Il leur fallait donc constamment des représentants frais et prêts à combattre pour l'avenir du clan.

Cela faisait déjà plusieurs heures que les lionceaux s'étaient absentés. Wajanja s'était, une bonne partie de l'après-midi, adonnée à l'observation pour recueillir les données du terrain. Tandis que le soleil commençait à décliner, elle s'était finalement perdue dans ses réflexions : comment convaincre Zafi et le clan de la laisser partir? Comment les convaincre qu'elle avait plus de valeur que ce à quoi elle était originellement destinée?

Nguvu, quant-à lui, avait passé son après-midi à combattre des ennemis imaginaires. Il avait bien tenté de s'entraîner avec sa sœur, mais il s'était vite fait rabroué par la petite. Plusieurs fois, il s'était lassé avant de reprendre son combat contre les dunes. Il avait vite abandonné le combat contre les petits lézards, les estimant comme des ennemis qui n'en valait pas la peine. En réalité, en tant que piètre stratège, il s'était fait plusieurs fois avoir par ces malignes petites bêtes.

La bulle des pensées profondes éclata lorsque Wajanja entendit son frère prononcer plusieurs fois le prénom d'un membre du clan : « Kadi! Kadi! Eh, par ici! » Les pupilles de la jeune lionne s'étrécirent avant qu'elle ne se précipite vers son frère et ne lui donne un coup de patte sur la tête, tout en chuchotant : « Imbécile! Tu ne vois pas qu'il vient nous chercher? Maman a encore dû faire un scandale. » Tout penaud, le frère de la jeune manipulatrice ramassa ses oreilles en arrière, tandis que Wajanja se mit légèrement en retrait.

« On s'entraîne pour notre exil, pardi! » Ce fut au tour de Wajanja de placer ses oreilles vers l'arrière. Il n'en loupait pas une ce frère en carton! C'est en le foudroyant du regard qu'elle rectifia le tir, non sans mal : « Je l'aide à s'entraîner plutôt. N'est-ce pas, Nguvu? » Grande fervente de l'Art manipulatoire, Wajanja savait qu'il en faudrait plus pour tromper le vieux mâle. Elle s'efforçait de prendre un air vaguement détaché afin de limiter la casse. Si ce désir de partir en exil s'ébruitait trop vite, elle risquait de se retrouver avec trop peu de cartes dans les pattes pour convaincre son géniteur. Or, elle avait observé que Kadi était l'un des bras-droits de ce dernier de part leurs entretiens réguliers. C'est en réfléchissant à ce fait que lui vint une idée : pourquoi ne pas tenter de convaincre l'entourage proche de l'Empereur avant d'aller directement lui évoquer son souhait? Après tout, quoi de plus probant que des appuis de choix pour faire plier un chef? « Oui, elle m'aide. Si on peut appeler ça "aider". »

Cette fois, la petite lionne ignora totalement la réflexion de son frère pour s'avancer vers le vieux lion. Elle s'assit, bien droite, devant Nguvu, prenant visiblement le lead entre les deux lionceaux. Elle attira le regard de Kadi sur elle afin de planter ses pupilles dans les siennes « Ce que veut dire Nguvu, c'est qu'il aurait grand besoin d'un guerrier expérimenté pour l'aider à se préparer. Comme toi, par exemple. » La voix de la petite était mielleuse et, ses mots, parfaitement choisis afin de flatter l'égo du vieux lion « Tu serais même un parfait instructeur. Après tout, notre Empereur a l'air d'avoir pleinement confiance en tes capacités. » Il ne restait plus qu'à vendre son frère, le nigaut costaud, afin de convaincre ce si grand guerrier. « Je jure que mon frère sera un élève assidu aux vues de son pedigree. » La maligne rappelait ainsi qu'ils n'étaient pas issus de lions lambda. Ils étaient enfants d'un Empereur et d'une grande guerrière. Comment apposer son refus après un rappel pareil?

« Oui. Je lui apprends qu'il n'y a pas que les muscles qui l'aideront pour l'Exil. » Wajanja entendait son frère grommeler derrière elle. Elle esquissa un léger sourire, sachant très bien qu'elle avait raison et que Kadi ne pourrait pas dire le contraire. Etablir des stratégies pour survivre accentuait forcément les chances de revenir sauf.

Tandis que la jeune lionne réfléchissait à ses futures paroles pour convaincre définitivement Kadi d'aider son frère et, en parallèle, elle-même, Nguvu se plaça à côté de sa sœur n'en pouvant plus de prendre son ombre « Eh Kadi! Et si tu nous racontais ton Exil? » Wajanja fit rouler ses yeux dans ses orbites. L'empressement de son frère l'agaçait. Il allait faire capoter son petit jeu d'éloquence « Voyons Nguvu, cela doit être une longue histoire et le soleil commence à s'effacer dans les dunes. » Elle retourna son regard vers Kadi et prit un air détaché, comme si ce qu'elle avait quémandé au vieux lion était déjà acquis. « En revanche, je suis sûre qu'il pourra te raconter son histoire au fur et à mesure de vos entraînements. N'est-ce pas, Kadi? » La jeune lionne n'avait pas l'habitude de parler beaucoup. Du moins, elle détestait parler pour ne rien dire. Néanmoins, quand il s'agissait de réaliser ses desseins, elle n'hésitait pas à utiliser les mots pour séduire son auditoire « T'as pas tort, Waj'! Qu'est-ce que j'ai hâte! » Au moins, elle avait convaincu son frère que le vieux lion avait accepté. Kadi allait-il décevoir les deux rejetons de l'Empereur en refusant?

Le vieux lion ne se laissait pas prendre dans le petit jeu de Wajanja et cela commençait à l'agacer. Elle était, certes, forte de patience, mais la fatigue de la journée la rendait irritable. Cette pointe de nervosité se faisait sentir dans les allers-retours de sa queue balayant le sable encore chaud. « Prends pas la mouche Kadi, Wajanja est forte pour les blabla. » La jeune lionne donna un petit coup d'épaule à son frère pour signaler son mécontentement « Mais... elle a souvent raison. Ca m'tue de l'admettre, mais elle n'est pas bête ma sœur. » Enfin des paroles censées. Wajanja était satisfaite que Nguvu n'en fasse ni trop, ni pas assez. Après tout, comment en faire trop alors qu'il ne se rendait pas compte lui-même de l'emprise qu'elle avait sur lui ? Il était persuadé que le lead lui revenait « Laisse Nguvu, je vais lui dire. Je souhaiterais juste participer à vos entraînements. Je voudrais que ma mère, devenue grains de sable, sente que sa fille devient forte et lui fait honneur. » Wajanja avait plus d'un tour dans son sac et jouait maintenant la fibre sentimentale. Comment dire non après une telle révélation? Si Kadi avait un tant soit peu de respect envers Zafi et sa défunte compagne, il accepterait. Dans le cas contraire, elle se ferait un plaisir de siffler des rumeurs dégradantes à son sujet. « Il paraît que c'était une grande guerrière. Peut-être pourrais-je me rapprocher d'elle en apprenant ses techniques. Tu dois bien en connaître quelques-unes, non? »

La jeune lionne ne se laissait pas démonter par les paroles de Kadi. Wajanja aimait les joutes verbales, surtout lorsqu'elle parvenait à ses fins. Mais là, elle devait bien admettre que le vieux lion était un adversaire à sa taille. Elle comprenait à présent pourquoi Zafi avait l'air de s'appuyer sur lui. Kadi n'était pas qu'un Jangowa plein de muscles : il avait également de l'esprit. En cela, la jeune lionne était renforcée dans son choix qui avait été si soudain. Si au début elle avait fait cette proposition pour noyer un peu le poisson, elle était désormais convaincue que Kadi était le lion qui leur fallait et qui ferait valoir leurs compétences. « Je me contenterais des tiennes dans ce cas. Je suis sûre que tu feras un bon professeur. Qui d'autre que toi après tout? Zafi a d'autres prérogatives en tant qu'Empereur, notre mère n'a pas les compétences nécessaires et Isanti est de plus en plus grincheux. Quant-à Wahidan et Shan, ils n'ont pas l'expérience nécessaire, ni l'esprit d'un sage. » Wajanja se voulait réaliste et, plus elle argumentait, plus cela la renforçait dans cette nouvelle certitude : Kadi serait le professeur idéal. « Tu exagères Waj'! J'aime bien moi quand Isanti vient me chercher... bon, c'est vrai qu'on tourne un peu en rond avec lui à force, mais ce n'est pas déplaisant de se faire les muscles avec lui. » Nguvu marqua une pause tandis que la mayonnaise commençait à monter au nez de sa sœur. « Mais toi Kadi, tu pourrais bien nous apprendre de nouvelles choses et ce serait cool que Wajanja y participe. J'en ai assez de lui apprendre ce que Isanti m'apprend, j'suis pas prof moi! » La jeune lionne s'apaisa un peu en entendant la suite de la tirade de son frère. Elle se releva pour placer bien en avant de Kadi et leva la tête vers lui. « Alors? Qu'en penses-tu? Acceptes-tu d'être notre professeur? » Le soleil déclinait alors de plus en plus ce qui donnait à la scène une aura particulière. Ambiance qui fut gâchée en une fraction de seconde par la mère des deux garnements « WAJANJA! NGUVU! BON SANG! AH! Kadi, vous les avez retrouvés. Je vous cherche depuis que le soleil a commencé à décliner! Que faisiez-vous, nom d'un grain de sable?!! »