Bhor était toujours en boule, déprimé au possible, quand son papa fit irruption non loin de lui. Ses yeux tristes se posaient sur son papa quand il se redressa. Le petit lion blanc lui força un sourire, ne souhaitant pas l'embêter avec ses soucis, il était tellement heureux de le voir s'intéresser à lui.


- Je cherchais à en apprendre plus sur les montagnes; on m'avait pas fait visiter ici. Vu qu'on va être obligé d'y rester, je veux être le premier lionceau a tout savoir sur la population et la géographie du coin.

Avec son père, il prenait toujours la même intonation, presque trop grave pour son âge, mimant à la perfection les adultes. Sans doute par peur du rejet, il préférait avoir l'air intelligent, face à lui. Il voyait tellement de lionceaux mieux que Bhor... Et si un jour il me trouvait nul ? Il mit la question en suspens, ne voulant pas paraître chouineur.




- C'est drôle cet endroit. Si on regarde en bas, on se rend compte que les couleurs de nos montagnes sont totalement à l'opposée du territoire en face et pourtant, mis ensembles, ils forment un contraste très joli.



Son regard parcourait le Désert des yeux. Il croyait voir un lion doré se contorsionner pour attraper une proie, il n'avait pas beaucoup de crinière. Se pouvait-il que les jangowas soient tout aussi déplumé que lui ? Il trouva cette idée rigolote, des lions aussi craints, ayant la même allure que lui.



- Tu cherchais Rangi, sûrement ? Je peux te dire vers où elle est allée, si tu veux. Elle avait l'air de quitter les montagnes, je sais pas pourquoi cela dit.



A tout les coups, elle était partie, elle aurait été bien inspirée de le faire ! Qu'est-ce que j'aimerai m'envoler loin d'ici moi... Loin des yeux des autres. Là où les miens pourraient tout voir, tout connaître... Il parlait trop, il avait l'impression de perdre son temps, d'ailleurs, ce n'était pas une impression. Il voulait vivre, apprendre des choses ! Et il était coincé là.

Bhor hocha la tête en entendant la proposition de son père. Visiter une nouvelle terre serait bien, oui. Il y aurait peut-être des choses plus intéressantes qu'ici. Peut-être que ces montagnes n'étaient pas totalement nulles, il avait peut-être mal cherché ?

- Je voudrais bien, oui. Mais Papa, ces montagnes n'appartiennent plus à nos ancêtres maintenant, non ? Maintenant elles sont à nous.



Le lionceau ne comprenait pas exactement l'intérêt presque obsessionnel que son papa avait pour leurs ancêtres. Ce n'étaient que des lions ordinaires, tout comme eux à présent ! Et un jour, Bhor et les autres lionceaux seraient ancêtres aussi, si tout le clan restait coincé avec des ancêtres déjà lointain, quels exploits auraient-ils à vanter, eux ? D'avoir honoré des morts et loué leurs mérites sans être capable de les surpasser ?


- C'est juste que j'observe beaucoup. C'est important pour moi d'apprendre, de voir. Je veux tout savoir du monde, surtout ce que les autres lionceaux ne savent pas !

Il bomba le torse pour se redresser, comme pour se convaincre que cette situation ne l'angoissait pas. Les autres lionceaux étaient forts, robustes, bagarreurs et en plus les mâles avaient une allure totalement opposée à la sienne. Bien qu'il n'en souffrait pas, il était conscient de sa différence, qu'il gérait seul.

- Ah, désolé si tu m'as cherché... Je voulais juste m'occuper, les autres lionceaux jouent à se battre mais je ne suis pas intéressé par l'idée de me faire ridiculiser. Donc je préfère rentabiliser mon temps. Comme toi, Papa !



Bhor avait voulu sourire mais c'était trop dur pour lui. Il gardait les yeux sur le Désert Jangowas, les oreilles basses. Les cajoleries de son père n'arrivait pas à l'apaiser, il ne voulait pas qu'il le câline, il ne voulait pas qu'il ait pitié de lui. Il voyait bien que les autres lionceaux comme Vassago ou Wazembe n'étaient pas du genre doux. La seule qu'il étreignait était sa maman, qui, il en était convaincu, l'aimerait toujours, même s'il était nul.

Mais Chakam était chef de clan, un lion fort, intelligent, PARFAIT. Bhor était le seul mâle de la portée et pourtant Taqqiq avait un courage qu'il n'avait pas du tout. Il ne lui arrivait pas du tout à la cheville, comment son père pouvait-il possiblement en être satisfait ?

Nourris ce désir, il t'emmènera loin. Ces mots raisonnaient dans la caboche du petit dont les yeux se mirent à briller sans qu'il ne puisse y faire quoi que ce soit. Le fait que son père le complimente de la sorte voulait tant dire, mais il se doutait bien qu'il y avait un peu de reproches dans cette phrase. Il avait bien dit que certains pensaient qu'il s'agissait d'un défaut, peut-être le pensait-il lui aussi ? Il aurait voulu pouvoir câliner son papa, lui dire qu'il l'aimait beaucoup... Non, il penserait qu'il était faible et tout juste bon à aller sautiller dans les fleurs.

- Je ferai de mon mieux, Papa.

Sa phrase s'évanouit à moitié lorsqu'il entendit la suite des mots de Chakam. Il voulait passer du temps avec lui ? Pourquoi ? Et euh- lui pas intéressé par le combat, alors que faisait-il à une place de chef ? Un chef devait être fort, courageux, doux parfois, mais ce n'était pas obligé. On se rendait bien compte que personne n'aurait voulu d'un lion rachitique comme lui à la tête des Nordiques.

- Moui, enfin bon, il est clair qu'ils sont beaucoup plus adéquats que moi, comme Nordiques... Les mâles sont tous forts, pleins de poils, ils tapent tout ce qui bouge. Les femelles aiment ça, en plus. Maman n'aurait jamais aimé quelqu'un comme moi, il faut se l'admettre...

On aurait pu s'attendre à une crise de pleurs, venant d'un lionceau qui parlait de ses problèmes. Mais non, Bhor n'avait pas la force, ni l'envie. Un silence, pesant, dur, froid comme les montagnes, meublait son coeur et la conversation avant qu'il ne le chasse.

- Je suis content que tu sois venu, c'est gentil.

La force ne fait pas tout. Ces mots raisonnaient dans le crâne du lionceau. Son corps tout entier manqua de céder sous le poids de l'émotion. Toutes les paroles de son père accumulées suffisaient à faire tomber toutes les barrières qu'il s'acharnait à poser. Il se colla au poitrail de son papa, s'engouffrant dans sa crinière.

- Merci Papa.

Son ton avait changé cette fois. Il était content, ému, l'amour qu'il portait à son père était enfin montré, presque palpable. Il avait peur de décevoir son papa, mais le savoir aussi présent ne pouvait que le gonfler d'amour. Bhor finit par s'extirper de la toison immaculée de Chakam avec un petit rire.

- Orf... Tu ne risques pas d'avoir froid avec une crinière pareille ! J'en aurais une comme ça aussi ?


Le petit lionceau se mit à balancer sa mèche d'avant en arrière. Elle était terriblement lisse, pourtant bien longue. Il se demandait bien à quoi elle pourrait ressembler, une fois totalement formée.

- Je me demande comment je vais être, quand je serai grand ! Ulkà et Taqqiq aussi... Elles seront trop belles, comme Maman ! Si quelqu'un leur courre après, il aura intérêt à être préparé, parce que je laisserai personne leur faire de mal.


La langue de Bhor s'était déliée d'un coup. Il avait plein de choses à dire. Des questions à poser se précipitaient dans son esprit, ne demandant qu'à se faire entendre.

Le petit lionceau gris pouffa en imaginant son papa et lui, surveiller le malheureux élu qui aura le cœur de ses sœurs. Une chose était sûre, elles seraient bien gardées, Bhor n'était pas le plus fort des lions Nordiques, mais il s'assurerait de tenir à l'œil quiconque fréquenterait de trop près ses sœurs.

- Ouais, faudra qu'ils fassent attention ! Moi je ne laisserai pas n'importe qui courtiser mes sœurs, encore moins Ulkà, elle ressemble à une princesse toute fragile, tout le monde va lui courir après. Faudra faire le tri !

Bhor était hautement convaincu de ce qu'il disait. Taqqiq était aussi charmante, mais son fort caractère suffirait à tenir les imbéciles à distance. Ulkà, elle, était beaucoup trop douce et gentille pour pouvoir échapper aux griffes malhonnêtes, du moins c'était son avis.

- Dis, Papa. C'est quoi qui t'a plût en premier chez Maman ?

Tout, assurément. Maman est parfaite. Se répondait Bhor dans toute son objectivité. Cependant, il était important pour lui de savoir quels critères permettaient de trouver fourreau à ses griffes. Beaucoup de lionceaux se demandaient comment ils "faisaient", mais lui, se demandait ce qu'ils "pensaient". Qu'était-ce que l'amour, entre grands, ça ne l'importait pas. Mais quels facteurs permettaient de décréter qu'on ressentait ça, en revanche, était intéressant.


Le petit lionceau entendit alors un rugissement au loin. Etait-ce Maman qui les cherchait ? Bhor consulta son père du regard avant de piailler de joie : Maman était là ! Elle galopait dans les roches tortueuses qui longeaient les coins sombres de la montagne. D'autres lionnes étaient avec elle apparemment.


- Regarde Papa, Maman est en train de chasser !


Elle courait vite, zigzaguait entre les pierres avant de disparaître dans une des bifurcations de la roche, suivie de près par ses partenaires de chasse. Un calme plat suivit ensuite. Bhor attendit un instant avant de s'asseoir, déçu. Elle était partie ailleurs.

- C'est dommage que les proies essaient de nous fuir... Elles souffrent pour rien, elles devraient faire en sorte qu'on les tue vite, pour qu'elles aient moins mal. Elles nous font perdre du temps et souffrent deux fois.

Cette phrase totalement insensible était sortie du lionceau comme une vérité générale, violente, cruelle mais vraisemblablement réaliste; si elles allaient mourir dans tous les cas, pourquoi lutter ?

Le petit lion se mit alors à réfléchir à toute allure. Dit de la sorte, ça semblait tout de suite compréhensible. Il se demanda un instant comment il réagirait, pris entre les griffes d'une créature impitoyable, pour qui sa mort était le seul moyen d'assurer la survie de son bourreau. Il trouva ça horrible. Puis il haussa les épaules.

- Il y a tellement de choses que je ne sais pas... C'est lassant.

Il n'eut cependant pas le temps ni l'envie de dire plus. Son père lui proposait de rentrer et il avait bien raison ! Bhor commençait à avoir faim ! Soudain sa compassion naissante s'était immédiatement dissipée : il avait le ventre qui rugissait "famine" !

- Oh oui ! On fait la course ?

Il bondit sur son père et retomba lourdement sous lui, le museau plein de neige avant de se mettre en route, un petit sourire au babines. Léger, mais présent, Bhor était content.

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