La plaine inondée de soleil resplendissait. Les grandes bêtes mugissaient, les oiseaux pépiaient et les arbres bruissaient sous la brise tiède qui agitait leurs longs rameaux verdoyants. C'était une journée comme les autres, paisible, à un détail près : la longue file d'animaux maugréant devant l'antre où la reine répondait aux requêtes des uns et des autres. Oui, c'était bien la journée des doléances, une des plus fastidieuse, et une des tâches les plus éprouvantes qu'un souverain doive assumer. Pour être honnête, une grande partie des animaux ne venaient que pour des peccadilles, confondant autel des pleurs avec doléances. À ceux-là, Sazana répondait inlassablement, feignant le plus grand sérieux :

– Hélas, madame, ceci n'est pas de mon ressort, mais je peux vous recommander quelqu'un de qualifier qui saura appréhender votre problème bien mieux que je ne le ferais.

Ainsi renvoyait-elle les importuns et s'arrangeait pour écourter habilement les entretiens qui ne suggéraient rien qui puisse contribuer à l'ordre et au bien-être du royaume d'aucune sorte.
Il arrivait parfois que ces longues heures, répétitives, soient momentanément agitées par d'impatients trouble-fêtes. Il était même arrivé qu'une bagarre éclate parce que les deux partis d'un différend se trouvaient ensemble dans la file et avaient cédé à l'impatience et à la rage. Il avait fallu les séparer et Namiri les avait sévèrement réprimandé pour leur conduite. Fort heureusement, de tels événements ne se produisaient qu'en de rares occasions et l'ambiance se faisait généralement calme et solennelle. Cela dit, il fallait reconnaître que ces petits coups d'éclat apportaient leur lot de divertissement dans ces moments bien ennuyeux ; de quoi rafraîchir l'esprit et se ressaisir.

Sazana en était là dans cette après-midi, assommée par la ritournelle des plaintes et ses efforts de concentrations et de réflexion, lorsqu'elle entendit par delà la grotte des voix s'élever :
– Cette guéparde voudrait parler à la reine Sazana je crois que c'est important.
– Vous voyez la file, là-bas ? Eh bien allez au bout, c'est chacun son tour. La reine est...
– C'est même très important je vous en supplie laissez moi, discuter avec elle s'il vous plaît !
– Mais enfin, qui est cette malpolie ? Vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit ? C'est chacun son tour.
Sazana rejoignit sa conseillère, la guéparde et la lionne qui l'avait accompagnée. Elle avisa l'air déboussolé de la gracile féline tachetée avant de tourner les yeux vers Namiri :
– Vas, Namiri. Laisse-là entrer. Cette étrangère est en détresse et je veux savoir ce qui l'amène.
– Bien, Majesté.
Et la conseillère, l’œil mauvais, laissa entrer l'impertinente.
Sazana retourna calmement dans la fraiche pénombre de son antre. Elle s'assit, la queue enroulée autour de ses pattes et invita la guéparde à faire de même.
– Bonjour, guéparde. Votre attitude m'indique que vous n'êtes pas accoutumée à notre royaume, et que donc vous venez de contrées lointaines. Dites-moi votre nom, et expliquez-moi l'urgence qui vous a fait venir à moi ?

Sazana considéra calmement la guéparde. Rien de ce qu'elle pensait ne transparaissait sur son visage. Elle conservait son allure digne, olympienne, si rassurante pour les uns, si intimidante pour les autres.
La féline tachetée s'agitait et tremblait comme une feuille malmenée par les bourrasques pluvieuses à la saison humide. Elle contenait à peine son émotion et sa détresse. La reine songea que la mauvaise humeur de sa conseillère, qui l'avait bien rudement accueillie, n'avait pas dû arranger les choses.

La vénérable lionne écouta at tentivement les supplications de l'étrangère malgré les saccades de sa voix que causait les remous de son émotion. Puis, précipitamment, ne pouvant plus supporter son angoisse, la guéparde résolut de partir en se confondant en politesses sans même avoir entendu sa réponse.

– Attendez, dit-elle d'une voix claire et forte. Restez encore. Puisque vous êtes ici, et que nous avons commencé notre échange, autant faire les choses convenablement et en venir à bout. Je dois confesser que votre requête me plonge dans l'embarras. Si les temps n'avaient pas été aussi agités comme c'est le cas aujourd'hui avec la présence du clan Outlander sur notre territoire, qui est certes conséquente en de nombreux aspects, je vous aurais accueillis volontiers, vous et votre famille, sans regarder sur votre nombre. Le problème est qu'aujourd'hui, puisque nous avons décidé d'accueillir chez nous un clan entier sur notre territoire de manière permanente, le nombre de prédateurs a pour ainsi dire doublé. Cela représente déjà un défi de taille pour mon royaume, et nous souffrons nous-mêmes de la sécheresse. Prideland est certes riche, mais ses ressources ne sont pas non plus inépuisables et le respect de cycle de la vie nous intime de les préserver. Ce devoir, parfois, se confronte à nos valeurs morales les plus profondes. Croyez-moi quand je vous dis que je voudrais vous admettre à Prideland, car l'idée de savoir que la famine et le manque d'eau martyrisent des êtres qui me sont semblables me déchire réellement. Toutefois, ma fonction de reine me commande de préserver ce territoire de la ruine. Non pas que je croie qu'une seule famille de guépards puisse détruire à elle seule les terres de tout un royaume, et je ne rejetterai jamais toute la faute sur un si petit groupe d'individus, mais, vous le comprenez bien, c'est l'accumulation de petites concessions qui favorisent la ruine dont je parle. Vous n'êtes, hélas, pas la première de ce jour à me faire cette requête. Beaucoup ici-même sont des étrangers qui viennent me demander asile, expliqua Sazana en désignant du menton la longue file d'animaux devant l'antre. Certains avaient les os saillants à cause de la maigreur, d'autres haletaient, les yeux étaient soit torves soit triste et ternes, envahis de moucherons. On se disputaient les flaques d'ombres pour s'y reposer. Cette assemblée faisait grand peine à voir. Il m'est difficile de refuser en tant que simple lionne, mais en tant que reine, je me dois d'étudier chaque cas de manière impartiale, quitte à me montrer froide. Vous dites que vous commencez à manquer d'eau et de nourriture ; cela signifie qu'il vous en reste encore, du moins pour un temps. J'abhorre d'avoir à dire cela, surtout de cette manière, mais il est des cas plus désespérés qui ont besoin d'une aide impérative. Je vais devoir vous orienter vers le royaume voisin, Freeland, au sud d'ici. J'ai conscience que cela représente un long voyage, mais ils ont des ressources en abondance et vous serez sûrement mieux reçus qu'ici, sur une terre en désordre. Le visage de Sazana se tordit légèrement sous la tristesse. Vous me voyez mortifiée de vous annoncer cela, mais à moins de me prouver que votre situation est réellement désespérée, je ne pourrais malheureusement pas accéder à votre requête, même si je le désire sincèrement.