On lui avait fait part de la situation. Si le message s'était bien gardé d'être alarmiste, Sazana avait pu lire entre les lignes : Outland était en détresse. La sécheresse étouffait peu à peu sa nature et ses habitants. Leur territoire était déjà bien plus pauvre que celui de Prideland, c'était sans conteste. Elle-même n'avait pu que le constater en s'installant sur la terre des lions aux côtés d'Azaan. Il n'y avait que Freeland pour rivaliser en ressources avec elle.
La reine n'avait aucun doute sur ce qu'allait lui demander Shagan lors de cette entrevue. En vérité, peu de choix s'offrait à lui et il savait qu'il pourrait compter sur la compréhension de la reine de Prideland et sur son affection pour le peuple d'Outland dont elle était issue.
Sazana en avait donc brièvement discuté avec sa conseillère, et toutes deux étaient d'accord pour accueillir pour un temps le clan voisin jusqu'à ce que la sécheresse passe. Cette situation fleurait les mêmes odeurs que celle que Prideland avait connu quelques années plus tôt, celle du feu et des hyènes en moins.
La reine s'était entourée de deux de ses meilleures guerrières pour rencontrer Shagan dans la plaine. Namiri ne l'avait pas suivie. Elle ne s'était pas proposée de la suivre, prétextant que Shagan était un allié de confiance et que Sazana, dont brillante intelligence s'était illustrée maintes fois par le passé, n'aurait pas besoin d'elle pour trouver un terrain d'entente avec le chef d'Outland. Mais Sazana le savait : l'âge commençait à rattraper Namiri, et ses os commençaient à payer les dettes de sa fougueuse jeunesse.

– Majesté. Le chef d'Outland arrive avec ses acolytes. Par l'Est, dit l'une des guerrières en immobilisant son regard sur la tâche de fourrure sombre qui fendaient la beige plaine, flanquée de deux autres fauves.
– Bien. Allons à leur rencontre.

Sazana se leva prestement et les trois Pridelanders marchèrent en leur direction. Lorsque les deux groupes furent assez proches, la reine congédia les deux guerrières d'un signe de tête et celles-ci se reculèrent à bonne distance d'ouïe, après une courbette droite et disciplinée.

Sazana plissa les yeux et inclina gracieusement la tête comme elle savait si bien le faire.

– Chef Shagan. Cela fait un moment. J'espère que le voyage n'a pas été trop rude pour vous comme pour vos acolytes. (Après avoir échangé quelques politesses, elle poursuivit.) J'ai reçu votre message - sans quoi, je ne serais pas ici. J'ai cru comprendre que la saison était cruellement chaude et sèche sur Outland. M'en feriez-vous le rapport ?

Sazana soupesa les paroles du chef d'Outland avec attention. Il n'y avait là rien d'inattendu dans les paroles de Shagan. Sazana pouvait très aisément deviner le profil qu'allait prendre ces négociations manifestement déjà toutes négociées, sauf dans la forme. La reine aurait tout de même apprécié connaître le détail de cette affaire : à quel proportion les points d'eau avaient diminué ? À combien s'étaient réduites les proies chassées par jour pour nourrir le clan ? ...
"Invivable." Le mot se suffisait à lui-même. De toute évidence, le temps pressait trop pour prendre la peine d'évaluer rigoureusement les manques. La situation avait dû empiré d'un coup, et la sécheresse que convoquait la chaleur brutale de cette saison devait avoir englouti Outland avec une rapidité épouvantable.

Une vague d'inquiétude submergea la reine tandis qu'elle se remémorait les terres où elle avait grandi. Elle n'oubliait pas ses racines, et si elle savait son père serein au creux des étoiles, aux dernières nouvelles, sa mère, qu'importe les différends qui les ont partagées, demeurait encore.

– Je vois. Si la situation est aussi terrible que ce que votre discours le laisse entendre, je crois avoir justement présumé de ce dont vous vouliez m'entretenir aujourd'hui. Soyez rassuré, chef Shagan. Je ne saurais ignorer un allié, une famille en détresse, d'autant plus que cette situation m'est tristement familière... dit la reine, faisant allusion au grand incendie qui avait ruiné la fastueuse terre des lions. Prideland résiste bien à cette saison. La vastitude de notre territoire et son abondance font que nous sommes en mesure d'accueillir bon nombre d'entre vous. Inutile donc de vous formuler, et acceptez cette patte que je vous tends.

La reine hocha la tête. Au cours de leurs longues discussions, elle sa conseillère avaient échafaudé quelques plans pour accueillir sereinement les Outlanders sur leurs terre. Ces derniers n'étaient d'ailleurs pas bien nombreux, de même que Prideland n'avait cessé de perdre en effectif depuis l'incendie. Cependant, faire migrer le clan entier d'un seul coup sur Prideland créerait sans doute un certain déséquilibre du cycle de la vie. Rien de bien dangereux au premier abord, mais il fallait se méfier des réactions en chaîne.

– Oui, nous y avons réfléchi au préalable. Nous ne pouvons évidemment pas accueillir votre clan dans son entièreté dans l'immédiat. Il faudra effectuer plusieurs voyages, séparés de plusieurs jours pour permettre une transition moins brutale vers un nombre élevé de félins sur nos terres. Une demi-lune devrait suffire. Cela laisse un répit quelque peu dérisoire à la nature, mais c'est le mieux que nous pouvons faire compte tenu de l'urgence... Les plus résistants d'entre vous devrons donc encore rester un certain temps sur Outland, j'en ai peur. Souvenez vous qu'elle n'est pas encore complètement vide, et en agissant avec précaution, elle ne le sera pas. Elle sera invivable d'ici quelques jours pour un clan entier, certes, mais pas pour un groupe restreint. (Elle prit une inspiration et poursuivit.) Pendant ce temps, nous attribuerons des terrains de chasses à vos guerriers ainsi qu'aux nôtres pour répartir équitablement les proies et éviter de décimer leurs rangs. Je vais également imposer un minimum de restrictions pour ce faire. Nous vous hébergerons jusqu'à la prochaine saison des pluies. J'ajoute, même s'il va sans dire, que durant votre séjour ici vous vous plierez à nos lois. C'est indispensable si l'on souhaite éviter des éclats de discorde. Ces conditions vous conviennent-elles, chef ? demanda Sazana en réhaussant le menton d'un mouvement aussi léger que plein d'élégance en recroisant le regard de Shagan.

La reine s'inclina. Oui, elle comprenait on ne peu mieux. Puisque tout était limpide, inutile de tergiverser davantage. Il lui fallait à présent elle-même retourner au rocher de la fierté pour se concerter avec les siens et préparer l'annonce de la nouvelle. À l'heure où ils parlaient, les conseillers établissaient les nouvelles frontières des zones de chasse et proposaient des termes de restriction. Elle reviendrait largement à temps pour trancher les avis et juger des meilleures possibilités.

– Oui. Hâtez-vous d'emporter vos petits et vos moribonds. Les vautours ont de l'appétit... À très bientôt, chef Shagan.

Sazana esquissa une révérence et les deux dirigeants se tournèrent les talons d'un mouvement commun, rejoignant chacun leur escorte.
En chemin, la reine repensa à ses derniers mots. Décidément, la morosité de Namiri commençait à affecter son propre verbe. "Ce doit être l'âge," songea-t-elle alors...