Sazana avait toujours été matinale. Elle se levait avec le soleil, dès lors que celui-ci caressait l'horizon de ses premiers rayons. C'était un spectacle qu'elle avait toujours apprécié, et ce d'aussi loin qu'elle s'en souvenait. La sérénité de l'aube, porteuse de tous les possibles et de tous les espoirs.
Ces derniers mois plus que jamais, Sazana chérissait ce bref moment de paix. Le lever du soleil avait pris pour elle une signification intime, et la paix qu'il lui inspirait s'était autant approfondie qu'elle s'était teintée d'une douloureuse nostalgie.
Il y avait six mois qu'Azaan était mort. Six mois que son regard d'or s'était éteint.
Les premiers jours qui ont suivi son départ lui avait paru comme un cauchemar. Elle avait eu si froid dans cette caverne où résonnait son absence. Moha aussi, elle le savait, et sa douleur n'en était que décuplée.
Siégeant seule sur l'immense promontoire du Rocher de la fierté, la reine respirait avec calme, ses paupières mi-closes, se délectant de la douce chaleur dorée qui effleurait son pelage. Elle s'allongea sur le flanc. C'était comme si Azaan était encore là et que ses yeux se posaient sur elle.

Au moins avait-elle eu le temps de lui dire une dernière fois qu'elle l'aimait de vive voix avant qu'ils soient séparés. Elle l'avait fait chaque fois qu'ils avaient dû être séparés, peu importe la raison. C'était la dernière chose qu'elle voulait dire aux êtres qu'elle aimait si jamais quelque chose arrivait. Et elle trouvait un peu de paix en cela.
Sazana se rappela une nouvelle fois des derniers mots qu'elle avait échangés avec son époux. Elle avait plaqué son front contre le sien et avait prononcé ces simples mots ; Azaan lui avait répondu naturellement par la réciproque, avec dans le ton la rassurante solidité de l'évidence. Puis elle lui avait léché la joue et avait dit, en jetant derrière elle son regard pervenche : "À très bientôt."

La reine fut tiré de sa somnolence à grand regret par les cris d'une nichée de guêpiers. La brise dans son dos lui apporta alors le bruit velouté des pas d'une visiteuse. Elle crut d'abord reconnaître celui de se fille, et ce ne fut qu'en se retournant qu'elle se rendit compte qu'elle s'était trompée.

C'était une jeune lionne fauve aux yeux carmins brillants comme des petits joyaux. Sazana estima qu'elle devait avoir à peu près le même âge de Moha. Elle s'exprima avec la politesse et l'humilité qu'elle aurait aimé inculquer à sa fille. Sazana se leva avec grâce et esquissa quelques pas en sa direction.

– Bonjour. Il est encore tôt pour les requêtes et les doléances. Elle inclina légèrement la tête et observa la mine résolue de sa jeune interlocutrice, pensive. ...Mais puisque nous sommes là. Quelque chose me dit que ce dont vous souhaitez m'entretenir est important à vos yeux. Allons, je vous écoute.

L'air doux elle s'assit, rabattant le plumeau de sa queue autour de ses pattes.

J'ai encore matière à m'améliorer mais je pense être suffisamment prête pour aller sur la Lande des Sans-Terre et convaincre les Gardiens de m'accepter dans leurs rangs. Donc, si je suis venue vous voir aujourd'hui, c'est pour que vous me donniez votre accord dans ce chemin que je souhaite emprunter.

Sazana sourcilla tout juste. Non pas qu'elle était indifférente à la déclaration de la jeune lionne, bien au contraire. En vérité, elle était même plutôt... intriguée. Elle resta immobile, conservant ce port altier et somptueux dont elle seule avait le secret.
La reine demeura un instant méditative, le temps de soupeser les paroles de la téméraire petite Pridelander.

Les Gardiens...
Depuis la création de cet ordre, deux ou trois générations plus tôt, jamais une femelle n'avait été admise au groupe. Cela dit, Sazana n'avait jamais entendu parler d'une femelle qui aurait essayé les rejoindre. C'était un détail qu'il lui faudrait discuter avec Namiri.

La reine observa à nouveau son interlocutrice. Elle n'aimait pas accuser la jeunesse d'inconscience. Pourtant, en regardant son petit museau, ses oreilles duveteuses et ses grands yeux purs et brillants que nulle ombre ni fantôme du passé ne venait tapisser... elle ne put s'empêcher de songer : n'est-elle pas un peu jeune pour une telle aspiration ?
Mais peut-être était-ce son caractère maternel qui parlait à sa place. Après tout, Moha devait avoir le même âge, et une part d'elle la considérait toujours comme son petit chaton chéri, fragile et insouciant. Elle ne se voyait pas envoyer sa fille seule rejoindre un groupe de guerriers et de diplomates. Tous des mâles adultes, qui plus est !

Enfin, que ce soit Shomari, son neveu par alliance, ou encore Rahisi... Sazana n'avait pu que constater l'attitude solennelle et sérieuse qui seyait à leur rang. Aucun d'entre eux ne s'était montré indigne de confiance jusqu'à présent. Les apprentis étaient entre de bonnes pattes, avec eux.
Sazana repensa alors à sa propre vie. Qui était-elle, lorsqu'elle avait deux ans ?
Une princesse. Et une reine en devenir. Elle l'avait toujours su.
Et puisque cela avait été possible pour elle, alors cette petite demoiselle méritait que son rêve soit considéré avec le plus grand sérieux.

– Prête, on ne l'est pas "suffisamment". On l'est, ou on ne l'est pas. Il n'y a pas de demi-mesure, répondit la reine en soutenant son regard. Elle marqua une pause à son tour et reprit, sur ton plus relâché. Quel est votre nom ?

– Je me nomme Inaya, votre Majesté, dis-je en ne cillant pas. Je prenais une courte respiration puis entrepris d'expliquer mon choix. Et je suis prête à aller sur la Lande des Sans-Terre.

Sazana acquiesça du menton et haussa un sourire aussi discret qu'inégalable en élégance. Bien, elle était prête et ne reculait as ses conviction devant sa personne. Elle ne bafouillait pas et ne se laissait pas impressionner ou démunir par la prestance et la majesté souveraine qui rayonnait d'elle et du trône qu'elle avait conquis. Cela signifiait qu'Inaya possédait déjà un minimum de cran, que l'on pouvait certes attribuer à son jeune âge, mais du cran quand même. Il y en avait des moins jeunes qui manquait de s'uriner dessus rien qu'en voyant la reine.

– Je sais que j'ai encore du chemin à faire et que je peux m'améliorer dans différents domaines. Cependant, j'ai aujourd'hui deux ans, âge auquel les Apprentis sont normalement choisis par les Gardiens afin de rejoindre leurs rangs. J'ai fais ce que j'ai pu de mon côté et avec l'aide de ma famille mais ce qu'il me reste à apprendre, c'est à leurs côtés que je le ferai, tout comme les Apprentis qu'il a pu y avoir par le passé.


La souveraine acquiesça doucement d'un hochement de tête.
Effectivement, elle avait l'âge prérequis pour devenir apprentie. En cela, son intégration serait conformes aux règles établies par cet ordre. Quant à sa formation... Sazana se trouvait bien curieuse de la voir à l’œuvre. Il faudrait mesurer ses aptitudes : ses connaissances en matières de lois et de coutumes des clans et des espèces, ses aptitudes physiques, son sens de la diplomatie et de la morale, et tant d'autres paramètres... Après un nouveau mais court silence, la reine reprit par cette simple question ?

– Et pourquoi souhaites-tu devenir une Gardienne ?

Soupesant ses motivations avec minutie, la souveraine se tût à nouveau. Elle repensa aux mots qu'Inaya avait prononcés peu avant. D'après elle, elle s'était formée avec l'aide de sa famille... Ce qui signifiait donc que celle-ci était favorable à son départ pour le Baobab, un point qui aurait turlupiné la reine si sa décision devait être prise à l'instant. Mais tout de même, il faudrait s'en assurer. Sazana avait beau avoir confiance en la parole de ses sujets, mieux valait ne prendre aucun risque et agir avec sagesse et ne négliger aucun détail, et il n'était pas de son genre de ne pas faire les choses proprement et en bonne et due forme.
Un mouvement capta son attention et elle lorgna brièvement en direction de la grotte d'où émergeait sa conseillère, visiblement toujours plus mal léchée chaque nouveau matin, et qui la dévisageait avec un air tout à fait morose, signe chez elle d'une très bonne santé.

– Bien, appuya la lionne sur un ton indéniablement conclusif. Je suis navrée de devoir abréger notre entretien, mais certaines obligations m'attendent à présent et je ne peux pas me permettre de tarder. N'ayez crainte, je vais considérer votre requête ce jour, et avec toute l'attention qui lui est due. Vous obtiendrez une réponse dans les plus brefs délais et elle sera limpide, n'en doutez pas. (Sazana inclina poliment la tête) Vous pouvez disposer.

La petite lionne avait déjà commencé à tourner les talons quand la reine ajouta :

– Oh, et, Inaya... Attendez-vous à recevoir de la visite ce soir.

– Je ne dis pas que vous êtes trop généreuse, ma Dame dit Namiri de sa lourde voix du matin, mais essayez tout de même de ne pas prendre l'habitude d'accepter des consultations en dehors des moments qui leur sont justement dédiés. C'est une question d'ordre avant tout, vous comprenez. Qui était-ce ?
– Inaya, répondit la reine avec minutie, comme elle était encore en train d'examiner la personne de la jeune lionne.
– Ah, la petite dernière d'Alya. Et que voulait-elle ?
– Tu vas être surprise, répondit Sazana, amusée, les traits redessinés par un sourire énigmatique. Elle m'a demandé l'autorisation de quitter Prideland... pour devenir Gardienne.
– Gardien..ne ?
– Tout à fait. Gardienne
La vieille lionne s'agita.
– Doucement avec les surprises, ma reine. À mon âge, vous savez... On peut mourir pour moins que ça.
– Ce n'est pas une plaisanterie Namiri, poursuivit la reine en reprenant son sérieux. Elle souhaite intégrer cette élite et elle a ce feu dans les yeux qui ne trompe pas.
Namiri secoua la tête.
– Mais elle a quoi... un an tout au plus ?
– Inaya a deux ans aujourd'hui même.
Namiri arrondit des yeux ahuris et, titubant sur le côté en reprenant leur marche :
– Oh là, ça ne me rajeunit pas tout ça. Moui, elle a donc effectivement l'âge d'avoir un mentor... Et que lui avez-vous répondu ?
– Qu'elle obtiendrait une réponse claire dès ce soir. Je préférais te consulter d'abord. Dis-moi... Le fait que ce ne soit pas un mâle ne l'empêche en rien de rejoindre ce groupe, n'est-ce pas ?
– Par le Grand Esprit, j'espère que vous n'avez pas formulé ce doute de vive voix en sa présence.
– Bien sûr que non.
– Ouf.
– Alors, conseillère ? J'aurais besoin de réviser mes classiques. Rafraîchissez-moi la mémoire.
Namiri gloussa du bout de la voix.
– C'est demandé si gentiment. (Elle prit une inspiration et reporta son regard vers là où elle marchait.) Si les gardien n'ont jamais accueilli de femelle dans leur rang, c'est tout simplement parce cet ordre a été créé exclusivement par des mâles. Pur fruit du hasard. Ils y ont trouvé du confort, et pour les générations suivante, c'est juste qu'on a laissé le népotisme faire son œuvre. C'est devenu un milieu de puants à crinière – et d'ailleurs, quoi qu'on en dise, la crinière, ça a aussi sa charge symbolique. Il faut dire que les premières générations n'ont pas servi à grand chose si ce n'est qu'à véhiculer l'image de royaumes en paix les uns avec les autres. Bref, il n'y pas d'interdiction ; c'est juste que ça n'a jamais été fait, qu'une femelle rejoigne le groupe. Aucune n'a eu les tripes d'y aller, d'autant plus qu'il faut avoir un certain goût pour la solitude que les lionnes ont généralement moins développé que les mâles. Mais moi, si la gamine est vraiment à la hauteur, je pense que ce serait une bonne chose. Et si elle n'est pas tout à fait prête, je m'engage à la former. Son mentor n'aura rien dire, parce que j'aurai fait le travail mieux qu'il...
– À t'entendre, c'est toi qui aurait dû devenir Gardienne.
Namiri haussa les épaules. Une légère ombre passa sur son visage.
– Bah, j'ai laissé passer ma chance.
Sazana dévisagea son amie et la peine l'envahit. Namiri avait passé presque toute sa vie à servir dans le mépris et l'inconscience des siens. Son esprit limpide et ses aptitudes aurait certainement fait d'elle une Gardienne mémorable, respectée, une héroïne. Le hasard avait tracé pour elle une vie à l'ombre des autres. La reine voulait lui dire qu'il n'était pas trop tard, mais elle savait que ce n'était pas vrai, et en observant son visage dans la lumière du matin, elle remarqua ses joues creuses et des dizaines de poils gris qu'elle n'avait jamais vu avant.
– Bon, eh bien, nous rencontrerons Inaya ce soir, reprit la conseillère après s'être donnée meilleure stature comme si elle avait balayé sa mauvaise humeur d'un revers de patte. Nous en reparlerons dans la journée.
– ...Oui, tout à fait.

***

Le soir était déjà tombé quand les deux lionnes pénétrèrent l'antre familial d'Inaya. Cette dernière les accueillit avec respect et sobriété, ce qui plut beaucoup à Namiri qui commençait déjà à compter les points.
Sazana prit quelques secondes pour mémoriser les noms de chacun et chacune.

– Bonsoir à tous. Je vous remercie de nous recevoir malgré l'heure tardive. Je tenais à vous rencontrer en personne afin de mieux vous connaître avant de mettre le point final à ma décision quant à la demande qui m'a été faite ce matin, dit Sazana en inclinant le menton vers la cadette de la famille. J'ai cru comprendre qu'Inaya avait aujourd'hui deux ans. Elle s'est entraînée durant des mois afin de se préparer à devenir une apprentie auprès des Gardiens. Je tiens à être certaine que toi, Inaya, tu aies bien conscience des sacrifices que cela implique : pas de territoire, pas de descendance, et une vie entière vouée à la protection et au maintien du cycle de la vie.

Sazana attendit, notant dans les yeux de cette famille une étincelle de surprise qui pouvait avoir bien des sens.