L'Exil approchait, date butoir de ce qui semblait à Wassim être la mort. La mort de son enfance, au mieux, de son existence, au pire. Plus le temps passait, plus Anaya devenait dure avec lui. Elle ne plaisantait plus pendant les entraînements, le frappait réellement et il n'était pas rare qu'il en ressorte blessé.

Son père ne lui avait presque plus adressé la parole depuis leur dispute, il ne posait sur lui que des yeux arrogants, méprisants, parfois haineux. Wassim ne parvenait toujours pas à comprendre et il avait beau écouter les explications de sa mère, il n'arrivait pas à en saisir le sens.

Peur de perdre son fils ? Que la douleur soit trop dure ? Il lui rappelait Wivu... Il n'était rien avant de revenir de l'Exil. Toutes ces explications ne parvenaient pas à chasser la douleur et la honte.

Alors, comme à son habitude, il s'isolait. Loin de l'entraînement, loin de la douleur et de son père. Seul avec Khadija, sa seule amie, il faut croire. Assit le long des rives boueuses du marais, il fixait son reflet de terre molle, songeant un instant.

« Khadija, il paraît que je suis le portrait craché de mon grand-père, les larmes en moins. Tu penses qu'en me regardant, je peux vraiment voir à quoi il ressemblait ?
- Trop penser, Wassim, trop penser en a tuer plus d'un, tu sais ? » L'oiseau était perché sur une roche, se lissant distraitement les plumes. Elle ne faisait pas attention aux éventuels prédateurs, trop habituée à être mêlée avec les lions, loin du danger.

(c) Rinkisha

Ces marécages n’étaient pas un endroit où batifoler, pour une jeune fille. Cependant, les Jangowas n’avaient pas d’autre choix que de vivre à ses abords, étant le seul point d’eau d’envergure du Désert à cette époque sèche. Malgré l’éducation rude qu’elle recevait, Liesel gardait encore un peu de son caractère effronté d’enfant, et toute cette eau et cette boue constituait un terrain de jeu idéal pour elle et Leleo, en plus d’apaiser un peu la chaleur torride des lieux.

Leurs temps libres étaient rares, à tous les deux, alors dès qu’ils furent relâchés de leurs obligations, la portée de Grese et Inrich se précipita vers leur terrain de jeu favori : non loin du clan, mais isolé, une portion des marais avait retenu leur attention, car personne n’y allait jamais. Pourquoi aller si loin pour boire, après tout ? Là-bas, les frères pouvaient inventer les jeux que leurs parents réprouveraient sous couvert d’un certain standing propre aux Jangowa. Rien qui ne devait concerner les petits, de leur point de vue.

Alors dès qu’ils furent suffisamment éloignés pour ne plus être visible, Leleo et sa sœur se mirent à courir sans se préoccuper de l’extérieur.

« Tu m'auras pas cette fois, frangine ! »
« C'que tu crois, ça ! »

L’un courrait à l’envers en regardant son jumeau, puis se faisait rattraper, et un croche-patte plus tard, les voici en roulé-boulé… jusqu’à heurter quelqu’un ! Par un réflexe qu’ils avaient attrapé très vite après leur naissance à force de remontrances parentals, Liesel recula en trombes, la queue entre les pattes, tandis que son frère prit les devants, près à protéger sa sœur si besoin… et si faire se pouvait. Ce qui serait loin d’être le cas, car leur victime semblait au minimum trente fois plus âgée qu’eux !

Wassim ouvrit la gueule, se tournant vers Khadija. La pie était parfois trop bavarde et le lionceau préparait un tacle bien sentit lorsqu'il sentit un coup brutal sur son flanc. Il manqua de tomber, tituba sur le côté en manquant d'écraser son oiseau qui s'envola à quelques mètres. Il eut le souffle coupé, un instant, avant de poser les yeux sur les deux boules dorées qui avaient osés l'importuner. Il fronça les sourcils.

Devant lui se profilait une petite lionne. Elle devait avoir quelque chose comme un an de moins que lui et en vu de son pelage, était du même clan. Le lion qui semblait vouloir la protéger devait être son frère, ils avaient des traits en commun et lui aussi était un jeune jangowa. Wassim ne passait pas assez de temps avec son clan pour reconnaître tout les visages et il en arriva à la triste constatation que cela pourrait un jour jouer en sa défaveur.

« Vous devriez faire attention, petit malotru, c'est un éminent Jangowa que vous venez de heurter. » Et, redressant la tête, le lionceau au crâne garni de quelques mèches rousses offrit un sourire narquois au mâle devant lui.

« Qu'est ce que tu essayes de faire, là ? J'ai l'air d'avoir envie de manger du lion ? » Il reprit sa position assise et Khadija, derrière lui, s'approcha de quelques pas. Elle était méfiante envers les lions qui n'étaient pas Wassim et ce dernier trouvait qu'elle avait raison de l'être. Cependant, face à deux jeunes blanc-becs comme eux, peut-être gagnerait-elle à se détendre un peu.

(c) Rinkisha

Un oiseau pouvant se confondre avec un quatre-heures s’était éloigné d’un battement d’ailes. Leur victime ne s’offusqua qu’à peine de la bousculade des deux gamins, et sa mise en garde -si l’ont pu nommer cela une mise en garde- eut le même effet et sur Leleo, et sur Liesel.

« Hein ? »
« Hein ? »

Malotru ? Eminent ? Késsapouvait bien dire ? Ces mots, Liesel et son frère ne les avaient jamais entendus auparavant, et réfléchir à leur signification dans un contexte donné était encore hors de leur portée. Lorsque le rouquin renchéri, demandant à Leleo s’il avait une tronche à dévorer du lion au petit déjeuner, ce fut la sœur qui réagit.

« On sait jamais, Mère m’a raconté l’histoire de l’Empereur qui mangeait les enfants ! »

Brr, la blonde en frémissait rien qu’à y repenser. Heureusement que l’individu fut vite puni par le Désert, qui sait ce qui aurait pu leur arriver sinon… Mais à y voir de plus clair, le gars en face d’eux n’avait ni yeux dans les coins, ni gueule de dégénéré. Il faisait même carrément moins peur que leur père. Alors Leleo se détendit un peu, reprit une posture normale avant d’enfin considérer l’oiseau non loin… qui prit d’ailleurs toute son attention.

« Il est trop cool ton esclave ! Comment il s’appelle ? »

« Hein ? » Dirent enfin les deux lionceaux de concert. Ils semblèrent perdu, un instant, et Wassim compris qu'il n'avait pas sut se mettre à leur niveau. Mais tant pis ! Si les jangowas considéraient qu'il ne fallait pas épargner physiquement les jeunes lionceaux, alors Wassim ne les épargnerait pas non plus verbalement. Apprendre à parler était pour lui quelque chose d'essentiel, presque autant que de comprendre le monde qui l'entourait.

« On sait jamais, Mère m’a raconté l’histoire de l’Empereur qui mangeait les enfants ! » S'écria alors la femelle, en réponse au rouquin. Ce dernier posa les yeux sur elle, un léger sourire aux lèvres. Il y en avait tellement, des légendes sur les empereurs qu'il ne pouvait les connaître toutes. Mais celle là avait le mérite d'être conter à tous les jeunes lions du clan pour les tenir calme le soir.

Bientôt, le mâle se détendit et s'assit dans le sable boueux, avant de poser à son tour les yeux sur la pie qui s'était glisser contre la cuisse de son maître. Khadija grimaça, déglutissant en voyant ces deux yeux sur elle, craignant qu'il ne cherche à la dévorer comme l'avait déjà fait Anaya. Pourtant, lorsque l'enfant ouvrit la gueule, ce fut pour une tout autre raison :

« Il est trop cool ton esclave ! Comment il s’appelle ? » Et le regard surpris de Wassim qui ponctua la phrase du petit fut tout aussi magistral que celui de sa pie. Ils l'échangèrent, d'ailleurs et s'ils reposèrent les yeux sur le duo, ce ne fut que pour afficher une tête encore plus atterré que la précédente.
Et puis, Wassim ouvrit la gueule et se mit à rire à gorge déployée. Il secoua la tête, agitant ses crins courts et roux sablonneux qui peinaient à sortir de son crâne. Khadija, elle, ne sembla pas amusée. Pire, même, elle en fut vexée, tant et si bien qu'elle gonfla le poitrail et s'écria :

« Esclave toi-même, petite crotte de lion ! » Elle redressa le bec. « Je ne suis l'esclave de pers-...
- Elle s'appelle Khadija et, comme tu peux le voir, elle n'a pas encore apprit à se taire. » Souffla alors le rouquin, une fois son hilarité passée. Si sa pie fut aussi surprise qu'offusquée par ses propos, le lion appréciât se prêter au jeu et, sans trop attendre, il poussa l'oiseau en avant d'un petit coup de patte, à la merci des enfants.

« Tu peux la toucher, si tu veux, mais ne l'abîme pas. Ces oiseaux sont particulièrement dur à trouver par ici. »

(c) Rinkisha

La remarque de Leleo fit exploser de rire sa victime, qui perdit au passage tout aspect menaçant. L’esclave en question cependant, s’offusqua jusqu’à insulter les deux enfants… qui se vexèrent à leur tour. D’où est-ce qu’un vulgaire piaf se permettait de parler sur ce ton à des lions -aussi jeunes fussent-ils- qui pouvaient le gober tout rond ? Les fratés faillirent répondre, mais leur élan fut coupé par leur ainé. Il avait raison d’ailleurs, l’oiseau ne savait pas tenir son bec ! Liesel, emportée par le sillage du jeune des sables

« Ouais t’as pigé, tais-toi, nous aussi on est des néminents Jangowas ! »

Et toc ! Elle aussi savait utiliser des mots compliqués. Leur semblable commença à pousser la téméraire Khadija vers eux. Prenant ça comme un cadeau pour réparer l’affront, Leleo et sa sœur se penchèrent en avant, tous crocs dehors… jusqu’à ce que demande fut faite de ne pas l’abîmer. Comment ça parce que ‘ces oiseaux sont durs à trouver par ici’ ? Justement, c’était bien la moindre des choses de s’excuser avec un tel présent. Liesel eut une moue bougonne tandis que son frère déclina l’offre

« Papa il a dit que les autres sont là pour nous nourrir. »

« Alors on touchera pas ton esclave si on peut pas le croquer un peu ! »

Et tant pis s’ils mourraient d’envie d’en ôter une aile chacun. Même si le maître de l’oiseau savait rire, autant ne pas risquer de passer outre cette condition… autant changer de sujet, et justement, le nouveau avait été introduit grâce à l’emplumée.

« C’est quoi, ton nom à toi ? »

Même s’ils étaient tous trois du même clan à n’en pas douter, Liesel ne connaissait pas du tout cet enfant plus grand qu’elle. D’une part car sa famille était loin d’être la plus sociable, et d’autre part car elle était bien plus souvent accompagnée de sa mère qui lui interdisait de jouer avec les petits mâles, que seule avec son frère comme c’était le cas aujourd’hui…