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Des larmes de Soleil - OS
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Sam 24 Oct - 20:04

Un soleil blanc se détachait sur la toile saphir du ciel qui nappait la savane, faisant ressortir les mille nuances d’or que celle-ci arborait en cette saison sèche. Un vent fort agitait les feuillages des acacias et faisait ondoyer les hautes herbes des collines, elles-mêmes semblables au pelage des nobles félins auxquels appartenait ce vaste territoire. Il régnait sur la plaine un silence à la fois paisible et plein de vie, empli de bruissements d’insectes, de cris de rapaces et de chants d’oiseaux. Parfois, on entendait les grands animaux gémir.

La grande brûlée était de retour au rocher de la fierté après sa rituelle inspection des alentours. Elle avait trouvé Prideland infiniment paisible aujourd’hui ; cette mention soulagerait sans doute Sazana qu’elle trouvait si préoccupée ces derniers jours, et pour cause.
La reine n’avait jamais mis autant de cœur à l’ouvrage qu’en ces derniers temps : son désir de maintenir à flots le royaume qu’Azaan avait construit à ses côtés se faisait aujourd’hui plus ardent que jamais. Néanmoins, le sentiment de manquer de temps enserrait sa poitrine un peu plus chaque jour. Elle était déchirée d’avoir à partager ce peu de temps qu’il restait au roi entre sa volonté de poursuivre son œuvre et celle de rester à son chevet jusqu’à son départ vers la demeure de leurs ancêtres, au creux soyeux des étoiles.

La pierre millénaire était brûlante sous ses pattes, mais Namiri cheminait sans ciller, indifférente à la chaleur qui mordait ses coussinets robustes. Elle escalada le monticule de roche jusqu’à l’entrée de la caverne où on lui signala et que la reine s’était récemment soustraite à la compagnie des courtisans. Elle avait apparemment eu l’air bizarre tout à coup, comme prise d’une violente fébrilité, et elle avait demandé, avec autant de grâce qu’à l’ordinaire, qu’on lui pardonne ce départ soudain. On l’avait tout naturellement excusée. À Prideland, personne n’est sot : on savait la reine sujette aux plus funèbres angoisses et on compatissait volontiers à son besoin irrépressible de rester au plus près de sa famille.

La conseillère acquiesça et se retira. Soit, elle ferait son rapport plus tard. Il aurait été bien mal avisé de troubler l’instant si intime que cette famille était en train de partager, surtout quand rien ne pressait la transmission de sa dépêche. En attendant, elle pouvait bien se ménager une de ses fameuses “siestes spirituelles” auprès de son arbre favori. L’heure s’y prêtait très favorablement !

Namiri emprunta un premier passage qui longeait la roche et menait jusqu’au flanc Sud du Priderock. C’est alors qu’un écho parvint à ses fines oreilles. Il provenait de devant, légèrement en contrebas.

Un sanglot ?

La lionne s’avança encore. La courbure du rocher obstruait son champ de vision. Quand celui-ci fut complètement dégagé, la source de ces gémissements lui fut révélée.
À une bonne dizaine de mètres d’elle, Sazana chancelait. Moha hurlait à faire fendre les pierres. À ses côtés, Azaan était étendu, immobile, dans une expression de tranquillité si contrastante avec le tableau qu’offrait les deux femelles qu’elle parut effroyable aux yeux de la grande brûlée.

Namiri fit un pas en avant, ignorant le sentiment glacé qui l’étreignait de l’intérieur et défiait ce murmure qui résonnait inlassablement dans tout son être : c’est impossible.

La reine plissa une oreille vers l’arrière avant de se retourner en sa direction, ébranlée et tremblante d’émotion. Ses yeux bleus étaient remplis de larmes sourdes. Elle ouvrit la gueule plusieurs fois pour s’adresser à Namiri, mais il sembla que les mots lui restaient coincés dans sa gorge. La conseillère approcha. Sa démarche se voulait sereine. Il fallait être sereine. Car en ce jour plus que tout autre, Sazana et sa fille auraient besoin de toute sa solidité.

Il… Namiri… souffla la reine.
La vieille lionne resta silencieuse quelques secondes, évaluant d’un oeil aussi lucide qu’elle le pouvait cette situation qu’elle s’était efforcée de préparer depuis des mois. Puis elle osa poser la patte sur celle de sa souveraine, avec une douceur amicale qui lui était peu commune.
Il est parti.
Sazana baissa la tête et serra les paupières avec force pour contenir la violence de son émotion. Pourtant, sa tristesse continuait de ruisseler le long de ses joues. Namiri éprouva à la fois de la peine et de l’admiration en la voyant agir ainsi : la reine ne voulait pas flancher devant sa fille, de la même façon que Namiri ne voulait pas flancher devant elle.

Namiri s'avança vers le corps du roi pour l’examiner. Il n’y avait là rien d’utile dans cette entreprise. Elle en avait pourtant besoin. Elle avait besoin de le constater de ses propres yeux.
Sous le regard nauséeux de la princesse, la conseillère se pencha sur le défunt monarque, masquant au prix d’un pénible effort le tremblement de ses pattes.
À travers ses traits, figés par une terrible quiétude, Namiri reconnut sans hésitation le sceau inéluctable du destin. Azaan était mort, et les supplications saccadées de Moha, aussi déchirantes fussent-elles, ne trouveraient hélas jamais de réponses.

Papa ! Je t’en prie… Je t’en prie…

Namiri serra les crocs et fit volte-face, sa douleur réfugiée sous la froide carapace de son visage détruit par les flammes. Devant elle, Sazana semblait perdue comme un funambule au milieu de la brume du désespoir.
Je comprends ce que vous ressentez, croyez-le bien. Mais il faut vous reprendre. La vie doit continuer.
Alors que Sazana approuvait docilement d’un signe de la tête, Moha s’emporta. Ses mots étaient déliés, entrecoupés par la respiration convulsive si caractéristique des chagrins brutaux.
C- comment est-ce que tu peux di- dire une chose pareille ! Tu- tu ne peux pas comprendre ! Ce chagrin est le nôtre, n’est-ce pas maman ? Le tien- et le mien. Nous seules pouvons le partager ! Toi, tu- tu n’y comprends rien ! Regarde-toi ! tança-t-elle, la voix brisée et le visage lacéré par les larmes.
Sazana répliqua sans force :
Moha… S’il te plaît ma chérie, calme-toi. Il ne faut pas dire cela.

La vieille lionne, certes intriguée, n’offrit pas d’autre réponse que son silence. C’était la réaction la plus élégante et la plus avisée qu’elle pouvait avoir face à cet affront. En réalité, elle concevait parfaitement la rage de Moha. Son besoin de trouver quelqu’un ou quelque chose à blâmer. Ces mots, au fond, n’étaient que les étincelles éphémères et erratiques que crachait le feu de sa douleur.
Ainsi, la Pridelander ne s’offusqua pas le moins du monde des paroles amères de la Princesse. Moha et elle avaient toutes les deux un caractère difficile à apprivoiser qui les conduisait souvent à se chamailler, l’une tenant toujours tête à l’autre. Pourtant, de ces joutes verbales avait fini par naître un respect mutuel profond, et peut-être même de l’affection, aussi maladroite et muette fût-elle.

Namiri aurait sincèrement voulu pouvoir consoler la Moha, mais elle savait que là n’était pas son rôle. Aucun de ses mots n’aurait su atteindre le cœur de la petite. Pas pour le moment, du moins.
La conseillère s’écarta et fit signe à la reine de la rejoindre un peu plus loin, en aparté. Sazana la suivit. Si son chagrin transparaissait, il n’entamait en rien son allure digne et fière.

Je l’ai senti, Namiri. Son départ… Je suis certaine de l’avoir ressenti. Et je… Dire que je n’étais pas là. Je voulais être là, je voulais être auprès de lui au moment où… où cela arriverait.
Il n’était pas seul. Moha était à ses côtés.
La reine hocha de nouveau la tête. Sa respiration était tremblante, mais ses efforts pour recouvrer ses esprits payaient. Namiri admira à nouveau sa lucidité et sa force d’âme.
Voulez-vous que j’aille annoncer la nouvelle au peuple ?
Non. C’est à moi de le faire. En tant que reine, il est de mon devoir d’assumer cette tâche, aussi pénible soit-elle. J’aimerais cependant que tu réunisses le clan. Qu’il soit prêt à me recevoir.
Entendu.
...Il faut par ailleurs songer dès à présent à préparer la cérémonie. Que tout soit prêt avant le coucher du soleil, ajouta la reine.
N’ayez crainte. Je me charge de tout. Vous pouvez compter sur moi.
Très bien. Merci, Namiri. Ton aide m’est précieuse.
Je vous ai fait une promesse, Majesté. La moindre des choses que je puisse faire est de la tenir.
Un sourire fin et sincère orna fugacement la figure de la reine.
Mais, et toi ?
Moi ?
Je sais que vous comptiez beaucoup l’un pour l’autre. Tu étais son amie et il était le tien. Est-ce que ça ira ? Je ne veux pas te lester de trop de responsabilités en sachant que…
Ce fut autour de Namiri de sourire.
Ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis aussi solide que j’en ai l’air et je suis âgée maintenant. J’ai suffisamment tutoyé la mort pour que ma réticence à laisser partir ceux qui le doivent ait fini par s’user presque complètement. Permettez-moi de vous renvoyer vers la princesse. C’est elle qui a besoin de vous, maintenant. Elle, plus que tout autre, insista Namiri en désignant la petite blottie contre le flanc maigre de son père. Elle avait déjà commencé à tourner les talons quand elle adressa à Sazana ces quelques mots d’encouragement :
Votre force est une lumière, le guide dont le peuple aura besoin pour traverser cette épreuve. Continuez comme ça encore un peu. J’ai entièrement foi en vous, Sazana.
Namiri se retira alors, les yeux brûlants d'une douleur sans larme.

* * *

Moha s’éveilla au cœur des ténèbres. Le monde autour n’était que sensations avant d’être mots. Il fallut donc plusieurs secondes à la petite lionne pour comprendre quand et où elle se trouvait. La caverne. Maman était là, tout contre elle. Moha pouvait sentir sa chaleur et le soulèvement régulier de sa poitrine. Elle aussi avait été vaincue par la fatigue. Le chagrin avait fini par engourdir son corps et son esprit aussi sûrement que l’aurait fait le venin d’un scorpion du désert.

Des fragments de rêves remontèrent à la surface de sa mémoire. Moha se trouvait dans une plaine verte infinie semée de rochers gris et de fleurs qui n’avaient pas encore éclos. Il faisait à la fois jour et nuit : le soleil coulait une lumière rosée, au milieu d’un ciel abyssal fardé de nébuleuses où poudroyaient quelques centaines de milliers d’étoiles. Azaan était là, serein. Il était aussi magnifique qu’il avait pu l’être au point culminant de sa vie. Jamais l’or son pelage n’avait paru plus éclatant qu’en cet instant. Ses yeux brillaient comme deux soleils.
Le défunt roi avait esquissé quelques pas en sa direction. Il avait longuement appuyé son front contre le sien, en murmurant quelque chose que Moha n’avait pas compris. Quand elle l’avait appelé pour le retenir, son père s’était déjà évaporé.

La princesse aurait voulu se rendormir, mais elle savait que le sommeil lui échapperait. La voûte de la caverne réverbérait la présence des dizaines d’autres lions qui partageaient l’abri. Moha ressentit soudain un besoin urgent de se retrouver seule, à l’extérieur de la grotte. Chaussée de velours, la petite lionne zigzagua entre les masses de fourrures, enjamba une dizaine de pattes et de queues avant de gagner enfin l’entrée.
Debout sur le promontoire, Moha se gorgea de l’air nocturne comme un assoiffé qui boirait pour la première fois. Elle contempla un instant son royaume endormi, appréciant le chuchotis des herbes sous la brise, l’odeur des graminés et les reliefs estompés des montagnes qui se découpaient au loin. Pourtant, elle ne sut exactement pourquoi, toutes ces sensations à la fois si délicieuses et familières avivaient une douleur profonde, comme le sable dans une plaie. Quelque chose s’était brisé en elle, et l’avait changée à tout jamais. Seulement, elle ne comprenait pas quoi. Était-ce donc cela, grandir ? Se rendre compte que le monde n’est pas ce qu’il devrait être ? Seul Azaan aurait su lui répondre.

Moha se rendit à l’arrière du Rocher où l’on avait enterré le vieux roi quelques heures plus tôt, auprès d’Awena et des autres défunts membres de la famille royale.
Alors qu’elle atteignait le cimetière, son œil fut immédiatement capté par une silhouette féline dressée sur la tombe. Visiblement, quelqu’un l’avait devancée. L’obscurité environnante l’empêchant d’identifier clairement de qui il s’agissait, la princesse décida de s’approcher. Un rayon de lune éclaira alors la figure blessée de Namiri, la conseillère royale.

Namiri ? appela-t-elle dans un filet de voix.

La vieille lionne détourna brusquement les yeux de la tombe fleurie pour chercher les siens à travers la pénombre.

Princesse. Je ne suis pas étonnée de te voir ici. Comment te sens tu ?
...Aussi mal qu’on peut l’être, répondit-elle en rejoignant la conseillère.
Moha ne put s’empêcher de songer aux mots si durs qu’elle lui avait adressés. Elle en éprouva aussitôt du remord.
Je dois te demander pardon. Je n’aurais jamais dû crier après toi. Maman m’a dit… Elle m’a expliqué que tout le monde ne réagissait pas de la même façon.
Hm…
Il y eut un silence, seulement troublé par le carillon nocturne.
Tu avais pourtant l'air surprise.
Pardon ?
Quand je suis arrivée, tu as eu l’air surprise.
Je songeais.
À quoi ?
Namiri tarda une seconde à répondre. Elle avait reporté son attention sur les fleurs frémissantes qui tapissaient la tombe du roi.
Je crois que tu es assez intelligente pour le deviner seule, Princesse.
Un autre silence.
...Pourquoi est-ce que tu es venue ici ? Maintenant ?
Pour la même raison que toi, je suppose. Pourquoi es-tu venue, Moha ?
La jeune lionne baissa la tête le temps d’une pensée, laissant son regard se perdre dans le vague.
Je crois… J’ai eu besoin de silence et de solitude. Pour comprendre ce qui m’arrive. Cette journée a été tellement… éprouvante. Il y a eu toute cette foule, tous ces discours. Tout est allé si vite. Je n’ai pas eu le temps de prendre du recul et de réfléchir. Et j’ai rêvé de Papa…
Namiri la regarda sans répondre, soupesant ses paroles.
Pourquoi est-ce que tu n’as pas pleuré ? demanda soudainement Moha. Tu ne pleures vraiment jamais ? C’est à cause de tes blessures ?
La vieille lionne inspira lentement. Au même moment, le vent se leva et il sembla que toute la savane l’aidait à chercher les mots avec elle.
Tu veux la vérité, petite ?
Oui, s’il te plaît.
C’est parce que je n’arrive pas à y croire. Je n’arrive pas à croire qu’il est parti. Une part de moi se dit que c’est impossible, que ça ne peut pas être vrai. Azaan ne peut pas être mort. L’autre… l’autre connaît la vérité depuis longtemps.
Les mots de la lionne, sublimés par sa voix rauque et son allure si sobre et solennelle, émurent la Princesse. C’était d’autant plus touchant qu’ils dévoilaient une toute autre facette de Namiri. À mesure que la conseillère se confiait, Moha sentait les larmes monter, poussées par une détresse inexplicable.
Tout cela semble tellement… irréel. Je ne pensais pas que ce serait aussi difficile. Cela s’est déroulé exactement comme avec ma mère, Uzuri. J’ai cru que savoir à quoi m’attendre suffirait à rendre les choses plus aisées. J’ignorais à quel point je me trompais alors. On a beau s’y préparer, le cœur, lui, se laisse toujours surprendre. Tu sais, je me sens tellement coupable d’être incapable de verser une seule larme pour ton père, lui qui a été si bon envers moi et que j’ai tant admiré. Mais il ne faut pas confondre cela avec un manque de sensibilité. La vérité, Moha, c’est que je souffre terriblement, et que je ne sais pas comment purger cette affreuse douleur. J’ai l’impression de suffoquer, et je voudrais pleurer, mais je n’y arrive pas.
Moha tremblait. Il y avait dans le discours de la conseillère quelque chose qui résonnait en elle. Elle ne put retenir davantage ses sanglots.
Je n’ai pas pu lui dire une dernière fois que je l’aimais. Je… Je ne me rappelle plus lui avoir déjà dit. Et j’ai besoin de lui dire, maintenant… ! Mais il est trop tard…

Les paroles de Moha, écho lointain d’un souvenir profondément enfoui en elle, lui firent l’effet d’un croc de glace en pleine poitrine. D’un seul coup, toutes larmes qui avaient jusqu’ici refusé de sourdre se mirent à déborder abondamment des yeux éteints de Namiri.
Enfin…
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