Les après-midi de la saison sèche avaient toujours été un calvaire. Namiri abhorrait cette période de l'année où tout semblait peser au moins six fois plus lourd, la fourrure sur le corps comme les problèmes sur le cœur.
Il s'était écoulé suffisamment de semaines pour qu'on puisse les confondre depuis que le clan avait réinvesti Prideland. Si Namiri avait craint une récidive de la part de la meute de Mojahid, force était de constater que ses inquiétudes ne s'étaient jusqu’ici jamais avérées. Ceci dit, de son point de vue, aucune précaution n'était surperflue. La reprise du Don aux hyènes avait excité leur haine : cela, Namiri l'avait bien senti lors du jugement et elle savait que leur sournoiserie n'avait pas d'égal. La méfiance était donc toujours de mise.
Malgré ses angoisses et ses humeurs, Namiri trouvait du soulagement dans la routine. La routine elle l’inventait, la pliait à sa volonté. La lionne savourait tout à fait cela. Elle aimait avoir le contrôle sur son temps, son environnement, son corps, ses adversaires. Les imprévus, les surprises et tout ce qui pouvait lui échapper, elle détestait. Ou du moins elle n’aimait pas. À dire vrai, la liste des choses appréciées de Namiri était on ne peut plus brève et sa figure et ses yeux reflétaient chichement toute autre émotions qui ne ressemblait pas de loin à de la contrariété, du mépris ou de la lassitude. C’était ainsi. C’était Namiri.
Parmi les nombreuses habitudes qui constituaient sa routine de vie, il existait cette sieste curative destinée à la l'introspection, à la méditation et à l'inspiration. C'était durant ces moments sacrées et infiniments intimes que la vieille lionne composait les maximes, les proverbes et les apophtegmes qui faisaient la synthèse toute une sagesse que l'expérience d'une vie bien remplie avait raffiné et poli au goutte à goutte du temps.
En ce début d’après-midi trop ensoleillé, la lionne s'était prescrite une de ces séances de désinfection mentale et avait prévu de se rendre dans un coin tranquille à l’ombre, là où elle avait coutume de s’installer pour réfléchir et apprécier le silence et ses carillons d’insectes, d’oiseaux et de feuilles chatouillés par la brise.

Namiri en était là dans ses réflexions quand un crissement aussi détestable que la chaleur saisonnière, les surprises et les pipelettes parvint à sa délicate oreille. “C’est une boutade…” pensa la lionne en priant pour que personne ne se trouve là. Prière qui fut tout simplement engloutie par les fortes paroles du lionceau. “Les lions et les autres ne savent même plus penser à l’intérieur de leurs crânes. Il faut sans cesse qu’ils partagent tout à tout le monde. Viendra un jour ou plus personne ne saura lâcher ne serait-ce qu’une goutte de pisse pour son propre compte, et on ne pourra plus déféquer sans en avoir préalablement averti toute la savane.”
Elle battit de l’oreille.

« Avec toute la mauvaise foi dont mon coeur est tapissé, je l’espère aussi.
La lionne avança indolemment vers le jeune lion et contourna la pierre.
– Mais le problème avec ce genre de justice, c’est que la morale ne plaide pas vraiment en sa faveur… Bonjour Oren. Elle sourit comme on sourit aux enfants et aux idiots, c’est-à-dire avec un respect légèrement teinté d’hypocrisie à peine involontaire. Tu… cherches quelques chose ? »

La lionne haussa le menton et l'ombre d'un sourire passa sur son visage noirci, sinistre malgré elle. C'était l'effet qu'elle faisait et elle s'en était accommodée assez facilement. En fait, cela lui donnait un soupçon supplémentaire d'autorité sur certains individus, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Son apparence n'avait jamais été un problème : les seules choses qu'elle regrettait avec ces cicatrices étaient les handicaps qui avaient affecté son odorat et sa peau mise à nue.

– Il ne faut pas avoir peur, Oren. Surtout à ton âge, dit elle en inclinant la tête vers lui. Et alors, tu ne sais plus ce que tu es venu faire ici ?

"C'est bien ma veine. Il s'est perdu ? Est-ce qu'il faut que je le raccompagne vers sa mère ? pensa Namiri avec une pointe d'irritation. "En plus, je crois qu'elle me déteste. Eh, il me regarde encore comme si j'allais le manger tout cru.

– Doux ancêtres. Ça va aller ? Tu es capable de répondre à mes questions ?

La lionne cligna plusieurs fois des yeux. Impossible de croiser ceux d'Oren cependant. Son regard fuyait sans fuir, tournait autour du pot, un peu comme une mouche. Namiri n'aimait pas les mouches, ni les moucherons, ni tout ce qui s'en approchait de près ou de loin. Qui Diable était responsable de l'éducation de ce jeune garnement ? Ne lui avait-on pas appris à regarder dans les yeux quelqu'un à qui l'on parle ?

« Au cœur ? À ce point ? Mes aïeux ! La jeunesse d'aujourd'hui est spectaculaire en bêtise ! Ils se mettraient à pleurer pour une fleur fanée ! Un peu de cran fiston ! Tu es tout flasque, j'ai peur que tu n'aies même plus assez de force pour retenir ta propre pisse de se répandre sur mon petit coin de méditation. Chose qui me chagrinerait beaucoup, et je t'assure que tu ne veux pas me voir avec du chagrin.

Namiri plissa légèrement des yeux. Ses oreilles rondes s'agitèrent sur son crâne à moitié-pelé par les flammes. Oren ne lui répondait pas. En fait, il avait l'air d'être en train d'investir tous ses efforts physiques et mentaux dans sa lutte contre l'envie quasi irrépressible de fermer les yeux. Elle n'en fut pas certaine, mais elle crut discerner le léger tremblement de ses petites pattes sous l'effet de l'impression.
La lionne fit deux pas en arrière et s'allongea plus loin face à lui, de sorte que sa proximité et sa taille n’oppressent plus le petit lion. Si elle appréciait d'asseoir sa supériorité, elle ne voulait pas pour autant l'effrayer. Elle commençait à comprendre que si elle espérait avoir une conversation normale et enrichissante avec lui, la méthode abordage tonique ne correspondait pas à Oren. "Plan B, la méthode fleurette."
La vieille adulte s'étendit en avant et posa son menton sur ses pattes avant, se faisant ainsi plus petite. Elle adressa au petit lion un regard qui se voulait aimable, puis repris aussi doucement que sa voix rauque le lui permettait :

– Allons. Je vais faire l'effort d'être aimable, parce que, je le vois bien, tu es jeune et sensible. En revanche, je ne me cacherais pas pour toi. Je veux que tu me regardes. Dans les yeux. Alors seulement tu verras sous mes traits ceux de la lionne que j'ai pu être. Après, tu n'auras plus ni pitié ni peur. Mais il faut que tu me regardes. »

Un léger sourire étira le visage craquelé de Namiri. Elle plissa les yeux, ces deux yeux carminés à la fois si chaleureux et si menaçants, qu'elles avait eu la chance de conserver intacts depuis qu'elle s'était jetée elle-même dans les flammes qui consumaient Prideland.

– Hm. Encore heureux qu'elles n'y sont plus, ces flammes. Regarde mieux. Essaie d'imaginer à quoi ressemblait ce visage avant ce malheureux incendie, quelques saisons plus tôt – tu verras que ce n'est pas si difficile. Elle se ménagea quelques secondes de silence durant lesquelles elles ne bougea pas, laissant Oren la contempler dans toute sa laideur. Enfin, elle reprit : Tu sais, je fais généralement peu cas du regard que l'on m'adresse, mais ça ne vaut pas pour tout le monde. Quelqu'un d'autre se serait sûrement senti très embarrassé d'être dévisagé de la sorte. Ce n'est pas très poli... Il faut que tu t'habitues à garder ton dégoût pour toi dans un premier temps, et à le dépasser par la suite. Cela se fera en grandissant et en cumulant les rencontres.(Sa voix avait prix la sonorité rocailleuse et soulignait son âge avancé.) Nombreuses sont les créatures qui portent dans leur chair les marques des fléaux qui ont semé leur vie. Je ne suis pas la première à qui cela arrive, je ne suis pas non plus la dernière à qui cela est arrivé et que tu rencontreras dans ta vie.

Namiri leva à nouveau le menton comme elle avait coutume de le faire lorsqu'elle s'apprêtait à rebondir sur un sujet, trahissant l'immobilité perçante et quasi minérale qu'elle avait adopté depuis quelques instants. Elle appréciait l'effort qu'Oren mettait à lui obéir lorsqu'elle lui avait demandé de la regarder sans ciller. Il s'était d'abord transformé en littérale boule de poils, mais la vieille lionne songeait sereinement que cela finirait par lui passer. Déjà, il maintenait le contrôle de sa vessie, ce qui signifiait qu'il en avait un minimum dans les pendants.
De toute manière, on a jamais vu un Pridelander qui soit une pisseuse de premier ordre, s'affirmait Namiri.

– Dis-moi un peu, que voudrait devenir Oren, lorsque tu deviendras adulte ? Qu'est-ce que tu aimerais représenter ?

– Je comprends ce que tu ressens vis-à-vis des hyènes. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous permettre de toutes les incriminer pour leur barbarie. C'est certes un peuple têtu et violent, mais elle font pourtant partie du cycle de la vie, et nous devons aussi les respecter cela.

La lionne émit un imperceptible sourire lorsqu'elle vit Oren braver son dégoût pour s'approcher d'elle. Sa bonne volonté était plaisante à observer.
Namiri s'abstint de tout autre commentaire, prenant le temps de soupeser avec attention et délicatesse chacun des mots qu'Oren prononçait. Il y avait dans ses paroles et dans son attitude toute la sincérité des lionceaux. Il avait encore la qualité de voir le monde tel qu'il devrait être, une chose qui survit rarement au contact des réalités les plus brutales.

– C'est excellent. Tu m'as l'air très cultivé pour ton âge. Je t'imagine bien devenir diplomate, d'après tout ce que tu me dis. Tu ne supportes pas la souffrance ni l'injustice, il semble que nous ayons cela en commun. Cela te plairait peut-être de devenir ambassadeur, ou encore conseiller ? Ce sont des rôles très utiles pour le maintien de la paix. Je peux en témoigner, étant moi-même conseillère royale. Si je ne me trompe pas, cela semble en accord avec tes valeurs, autant qu'en tes capacités.