L’odeur de ses semblables flotte dans les airs, tels des fils d’araignée suspendus dans le vent. Cette odeur de chair fraiche agite le monstre qu’il contient dans son ventre. Les complaintes de la bête raisonnent jusqu’à son crâne. Depuis combien de temps le Cannibale n’a-t-il pas chassé ? Le manque fait naitre en lui un sentiment de morosité que l‘effluve des vivants vient exacerber…était-il vraiment prêt à revenir ? Plus il s’approche et plus la question le taraude. Cela fait bien longtemps qu’il n’a plus parlé, l’idée-même d’articuler un mot lui semble inconcevable ! Tout ce dont il a envie, c’est d’enfoncer ses crocs dans les muscles saignants d’une proie ! Il y pense, l’envie grandit, l’image s’en va dans un coin de sa tête, puis revient. Ça tournoie dans son esprit ! Ça joue avec lui ! Mais ce n’est pas drôle ! Vraiment pas ! Du moins, pas aujourd’hui... Il faut se contenir ! Il faut enchaîner ce monstre ! C’était beaucoup trop tôt ! Mais l’envie, malgré tous ses efforts, est toujours là. Elle se planque derrière une pensée futile comme un hippopotame derrière un brin d’herbe. Ça y’est ! Nazhir bave ! C’est la réponse de son corps face à la faim de son espèce. Rageur, le mâle secoue la tête. Le filet translucide se brise et tombe dans son élément originel. Il est emporté par le courant, loin, bien loin de son créateur.

L’adulte s’enfonce dans l’eau boueuse du Mochanga. La saison des pluies arrive, le cours d’eau lui arrive aux poignets. Pourquoi chercher du réconfort dans une tourbe pareille ? Il sait pertinemment que ça ne suffira pas à repousser ses fantasmes ! Etait-ce là une façon convenable de se présenter au clan ? Surement pas…mais qu’importe ! Même ainsi, il leur était cent fois supérieur ! Les premiers félins ne tardent pas à apparaitre. Ce sont des petites tâches qui grossissent à mesure que Nazhir s’approche. Ils sont pathétiques. Le nouvel arrivant ne daigne même pas les regarder.

Le rescapé est rapidement rattrapé par un sentiment étrange : Tout semble insensé ! Comme si cette année d’exil lui avait perdre la notion de tout ce qu’il avait connu. Il y a des bruits, des grattements, des sifflements, des battements tout autour de lui. Et là ! Ce son criard et aigu comme un claquement de tonnerre qui lui fend les oreilles ! Qu'est-ce que c'est ? Cela porte un nom ! Hum, voyons voir...il pense que c'est un rire ! Oui, ça devait être ça !

C’est étrange et enivrant. Il ne comprend pas. Il se contente d'avancer les yeux braqués sur un horizon de confusion, le regard résolu.

C’est comme naitre à nouveau !

- Bienvenue.

Le mot fouette l’air avec brutalité. D’ailleurs, est-ce vraiment ce que l’on peut appeler un mot ? On dirait le cri d’un animal agonisant, d’un insecte qui se débat au sol avec une aile arrachée. L’interpellation est comme un météore dans le monde fermé et opaque de Nazhir. Ses pupilles d’acier se tournent vers une figure pâle incrustée d’yeux. Ils sont semblables à deux bouches tirées vers les tempes de leur propriétaire dans un rictus moqueur. Les mirettes folles du Cannibale se dirigent ensuite vers la gueule : Les babines s’articulent rapidement, comme animées d’une volonté propre. Elles sont pareilles à de grosses limaces noires, glissant sur deux rangées de vers jaunâtres et gras. Ce mouvement…est très appétissant. Est-était-ce donc ça, que l'on appelait communément le "vivant" ? Il ne se souvenait plus d'à quel point ce statut était unique. Il faut dire, comment se rendre compte de savoir voler si l'on n'avait jamais atterrit ? C'était peut-être ça, qu'il manquait au fils d'Hanska : Un déclencheur qui lui permettait de comprendre son goût prononcé pour la mort.

Là où l’un se sustente de la faiblesse de son compatriote, l’autre se figure la satisfaction de lui arracher un lambeau de chair. C’est un bien curieux spectacle qui se joue là, sur les rives du Mochanga. Et une une interaction que d'aucun qualifierait de malsaine.

- Et si tu es encore en vie. Tu m'as tout l'air d'un de ces cadavres du jardin d'os.

Nazhir continue de déambuler, il observe calmement son partenaire de route, si l’on pouvait appeler ça ainsi. Son visage lui est vaguement familier…de qui peut-il bien s’agir ? Bah, peu importe ! Pour l’instant, il serait simplement "le premier lion à lui faire la causette depuis son retour".

Plus il détaille l’étrange serpent et plus les choses lui reviennent en tête : Oui, c’est ça ! C’est une conversation qui s’amorce ! A croire que la perfidie tapie dans les iris de son partenaire ravive délibérément son instinct grégaire et éduqué.

Nazhir s’abandonne à un sourire carnassier.

- Tu as raison. Je suis mort. Sa voix est rauque, lui-même s’en retrouve impressionné ! C’est une voix graveleuse de mâle. Jusqu’alors, il ne l’avait pas vraiment travaillée. A quoi beau parler au vide après tout ? Néanmoins, la sécheresse de son gosier y est pour beaucoup, dans ce timbre caverneux. Du moins, je l'étais. Comme tout vrai jangowa, le Désert a eu la bonté de me ressusciter. Laisser derrière soit son existence d’enfant pour se plier aux lois impérieuses du Désert…c’était la destiné de tout un chacun, ici. Même si certains se moquaient allégrement de se processus, car protégés par les forces du mal. C’est pour ça que l’Estropié ne s’est pas réveillé, quand j’ai trainé sa carne desséchée jusqu’à la frontière…Il faut croire que notre chère Hatasa n’aime pas le travail bien fait ! Ajoute-t-il entre ses crocs.

Un silence tombe, durant lequel le nouvel arrivant canalise ses instincts. L'Impératrice, ou peu importe qui, d'ailleurs ! Celui qui avait mit fin à l’existence de cette pitoyable chiffe molle de Sans-Queue n'était pas allé jusqu'au bout de sa besogne. Et ça l'indignait beaucoup.

- Et à qui ai-je l'honneur ? Humm ? Peut-être un de ces nombreux fantômes qui l’avait harcelé durant son périple ?

La réponse du lion lui arrache un grognement agacé. C’est un fait, l’Impératrice ne faisait décidément aucun effort ! C’est affligeant ! Révoltant ! Tellement révoltant que Nazhir enfonce avec hargne sa patte dans le fleuve, y déverse sa colère. Avec un peu de chance, elle rencontrerait la salive abandonnée quelques minutes plus tôt durant son voyage. Toutes deux auront bien des choses à dire… Tout autour, les battements, les sifflements, sont toujours là. En fait, ils ne font que s’amplifier à chaque mètre parcouru ! C’est comme rentrer dans un essaim d’abeille en furie. Il y a des gosses, là, qui jouent dans l’eau. C’est insupportable ! Ils gueulent comme des gorets ! Le revenant a bien envie de les étriper avant d’aspirer leurs boyaux encore fumants !

- Je suis Mjalsr. Révèle le mâle à ses côtés. Les deux syllabes s’infiltrent dans les oreilles du nécroforme, heurtent ses tympans de leur mélodie sifflante et quelque peu singulière. Les yeux de glace réagissent à leur symphonie. Ils se plantent sur l’adulte pour mieux l’observer, pour mieux associer ce mot à son sourire narquois.

- Mjalsr oui… Répète le survivant dans un souffle à peine audible. Quel gout peut bien avoir un lion d’une telle appellation ? Hum…peut-être serait-il un peu amer ? Voire un peu acide ? Sans doute aurait-il l’occasion de vérifier par lui-même. Après tout, dans ce Désert si grand, bien des choses peuvent arriver, n’est-ce pas ? Le rictus dérangé qui se forme sur son museau disparait lorsque l’objet de son appétit renchérit :

-Si comme tu le dis, tu es un vrai Jangowa, le Désert n'a pas fini de te mettre à l'épreuve, mon frère. Mais ça tu le sais. Tu as connu la solitude, la folie. Reprend son compagnon. Mais laisse moi te présenter la déception, l'insolence et le mépris vis à vis de tout ce que tu viens de traverser. Ce que tu as traversé, pour elles ce n'est rien d'autre qu'une randonné ♡

Un silence suit les paroles du serpent. Nazhir regarde droit devant lui, fixe une ligne invisible. Puis, il secoue doucement la tête. Un léger ricanement agite ses épaules squelettiques. Cette escorte est amusante, vraiment !

- Allons, Mjalsr. Me prends-tu pour un de ces moutons avides de bronzette et de reconnaissance mal placée ? Réponds-t-il tranquillement, pourléchant ses babines avant qu’un autre filet de salive ne s’en échappe. Être un vrai Jangowa, ça se prouve chaque jour que le Soleil fait !

Il s’ébroue, chasse de sa crinière sèche une gerbe de sable.

- Et quand à elles, et bien…Leur rôle n’est pas de se préoccuper de ce que nous traversons. Mais de respecter scrupuleusement la règle qu’incombe le fait d’avoir une chatte : Rester à leur place et faire docilement ce qu’on leur dit. Un ricanement lui échappe. Pour celles qui l’on oublié, il convient de se montrer un peu plus…intransigeant. Les lycaons ne cessent jamais d’aboyer tant qu’ils ne sont pas dressés.

Cette allégorie s'appliquait à bien des femelles dans le clan. Et, sans surprise, Hatasa en faisait partie.

- Il me tarde de te voir t'exécuter à l'art du dressage.

Un sourire mesquin tord les commissures du Cannibale. Enfin un qui ne jouait pas les petits donneurs de leçon lors qu’il s’agissait de remettre en place les éléments du clan. Chacun à son fourneau, il n’y a que comme ça qu’ils pouvaient avancer ! Mais certaines semblaient l’avoir oublié...Il lui tarde de savoir jusqu’où cette déchéance était allée, depuis son départ.

-Certains Lycaons, toutefois et je te préviens, ne courberont jamais l'échine... Reprend le serpent. Mais j'imagine qu'une fois face à eux, tu sauras réagir en conséquence. Tu m'as l'air d'être quelqu'un d'intelligent.

- Il suffit juste de savoir ce que l’on veut. Répond calmement son acolyte. Et ce que je veux, c’est que les petites merdes qui s’emploient à détruire l’ordre des choses soient rééduquées à la façon ancestrale.

Nazhir se tourne vers Mjalsr. Il remarque que son compagnon s’est décalé. Pourquoi donc ? Avait-il d’autres fennecs à fouetter ? Ou bien avait-il peur ? Non…ça n’était pas ça… Tant pis, le Cannibale reviendrait le voir plus tard. De toute façon, lui aussi se sentait vidé de son énergie.

- J’imagine que tu seras dans les tribunes à ce moment là, hum ? Dit-il avec un rictus prédateur. Ce lion-là était intéressant. Très intéressant, même ! En attendant, j’espère te revoir bientôt, Mjal…je sens que nous allons bien nous entendre, tous les deux. Conclu-t-il sur un ton presque malsain. Mais, dans les oreilles des deux protagonistes, cela ressemblait d'avantage à un compliment.