Le danger ou l'avenir, tous deux se trouvaient bien loin. Mais la démarcation invisible de la frontière était si tentante à franchir pour une hyène curieuse comme Roah. Se savoir en dehors de la maison avait quelque chose d'excitant, là où savoir que n'importe qui pourrait y rentrer était au contraire effrayant... Jusqu'à présent, il n'y avait pas eu de nouvelles d'une quelconque incursion grave, ni de mouvements d'une meute de lions dans leur direction. Le calme aurait tôt fait d'endormir la vigilance de ses camarades, mais Roah était d'une toute autre trempe. On lui avait expliqué l'intérêt de cet endroit, "offert" aux hyènes pour récompenser Kuruka, aujourd'hui toujours tenu par la meute et les vigilants gardes aux frontières. Le rôle de ces derniers devint terriblement important dès les premiers jours du nouveau régime, et par ses compétences, Roah se vit bien vite offrir une place dans leurs rangs. Au détail près qu'il se devait encore de faire ses preuves.

Le lac-au-roi était réputé comme un carrefour logistique important, un endroit à haute valeur stratégique pour celui qui le contrôlait. C'était là un don d'une très grande valeur de la part du précédent roi Pridelander que d'offrir des terres au contact de ce lieu. Le lac en lui-même était très fréquenté, autant par les prédateurs que par les proies, et de toute façon ce n'était pas dans cette direction que l'attention de Roah se devait d'être. Son secteur était orienté vers la limite avec Prideland, plus susceptible de poser problème, même si la hyène qu'il venait de relever lui avoua s'être pas mal ennuyé (même si le mot utilisé fut bien différent). Tout juste quelques lions approchant de-ci de-là.

_Faut pas faire attention à eux, certains sont juste paumés, lui dit-elle. Ce type de parole frisait l'insolence compte tenu du contexte actuel, mais à aucun moment Roah ne souhaitait prendre le risque d'offenser une femelle plus expérimentée que lui. Il se contenta d'acquiescer.

_Appelle à l'aide seulement si nécessaire. Pas de confrontation inutile, notre but est juste de les envoyer se faire voir pour l'instant. Le sang aura l'occasion de couler plus tard.

Puis la patrouilleuse partit sans plus de cérémonie. Les instructions étaient claires, Roah n'en avait pas besoin de plus. Restait désormais à attendre, voir l'ennemi, l'étudier, le jauger. Car il n'était pas ici juste pour surveiller un bout de terrain: il devait en savoir plus sur les lions, il devait en voir un de ses propres yeux afin de se faire son opinion sur eux. Certains sont juste paumés. Pourquoi avoir cru nécessaire de lui parler de ça? Une touche d'humour peut-être?

Se tourner les pouces. Il était bien des occupations plus distrayantes que les autres, mais surveiller les frontières n’était en fait qu’une plaie suintante d’ennui parmi les blessures du divertissement. Rester là et attendre que les événements se passent, et après quelques heures, espérer à chaque instant que survienne quelque chose d’excitant. Pourtant, Roah se voyait lui-même comme un individu patient de base… Amusant comme il s’était sur-estimé, trop confiant dans ce qu’il pensait acquis. Rongé par l’inactivité, jetant quelques coups d’œil au loin sans conviction, grattant occasionnellement le sol dans des motifs sans queue ni tête.

Sa salvation vint des terres de Prideland. Une tâche orange arpentant la végétation, absolument pas hyénidé pour un sou, mais avec un profil allongé de prédateur. La mémoire de Roah tilta bien assez vite, se remémorant la seule image d’un lion qu’il avait vu de près, le cadavre ramené pas Mapinduzi en gage de bonne foi. Les mécanismes logiques s’emboîtèrent les uns dans les autres jusqu’à la conclusion finale : un lion s’approchait de lui. Après avoir réalisé le « danger », son cœur s’emballa, il réfléchissait déjà aux types de scénario possibles, se préparant même à une attaque. Qui sait de quoi ces félidés étaient capables pour les atteindre ?

Fermement sur ses gardes, Roah était prêt à envoyer balader cet étranger, peu importe s’il s’agissait de quelqu’un d’important ou non, les consignes étaient claires. Remarque, il n’eut même pas le temps d’ouvrir la gueule que l’étranger amorçait le dialogue, et quel dialogue ! Présentation, questions, affirmations, comparaison avec des… lycaons? Qu’est-ce que cela voulait dire au juste ?! Une lionne engageant la conversation comme s’il était normal que deux membres de leur espèce communiquent pacifiquement ? En rajoutant à cela le fameux « Prideland est votre alliée », voilà qui était culotté et assez malvenu compte tenu de tout ce qui se disait à propos de Prideland chez les hyènes...

_J’ignore qui vous êtes et je n’ai pas à le savoir. Ma vie ne vous regarde pas, lança Roah, mal à l’aise avec la situation. Pouvait-il s’agir d’un piège visant à attirer son attention quelque part ? Vous n’avez rien à faire ici, vous n’avez pas à me parler. Je sais le sort que ceux de votre espèce réservent à moi et mes camarades. Estimez-vous déjà heureuse d’être encore en vie alors que vous êtes aussi près de chez moi! Continua-t-il en se faisant paraître féroce, bien qu’à aucun moment il ne l’aurait réellement agressé. Mais il fallait se montrer impressionnant, ou tout du moins peu propice au dialogue pour faire en sorte de conserver une distance suffisante pour que tous deux puissent rentrer chez eux à la fin de la journée.