« Kenan ! MALIKA ! N'oubliez pas : vous devez rentrer avant le coucher du soleil ! » cria Masika, depuis le Repère des Lions.

Hélas, les avertissements du vieux lion passèrent au-dessus de la tête de Kenan et Malika ; les deux adolescents avaient déjà disparu dans les broussailles. Poussant un léger soupir exaspéré, le Freelander entama une petite balade le long de Freeland, comme un garde-territoire professionnel, habitué aux paysages et aux routes sinueuses du royaume. En tête à tête avec son esprit. Qui sait, s'il tombait nez à nez avec l'un de ses enfants en train de faire une bêtise … cela irait mal pour eux, surtout depuis qu'ils avaient atteint un âge où les responsabilités commençaient à être de mise. Protecteur mais tendre envers ses enfants, le vieux père faisait tout son possible pour ne pas les voir dévier du bon chemin. Non loin de la frontière Pridelander, il eut une pensée pour Awena et songea ; peut-être l'attendait-elle ? Il s'arrêta devant le royaume de fierté et, déçu, se rendit compte qu'aucune silhouette dorée ne s'était postée aux frontières des deux royaumes. Seuls quelques gardes-frontières vadrouillaient de temps à autre par ici, mais c'est tout.

Dans un nouveau soupir, Masika s'engagea dans un chemin terreux, le menant tout droit au Pays Verdoyant. Il ne savait tellement ce qu'il lui arrivait en ce moment mais ses émotions et sentiments vrillaient considérablement. Il se surprenait à songer à la reine Soleil très souvent et de temps à autre, perdait connexion avec la réalité afin de s'imaginer les activités de la fille de Kumpa à cet instant. Nul doute qu'il était très attaché à elle, au point que cette affection le désarçonne de son quotidien habituel. Malika lui avait déjà posé quelques questions gênantes, malicieuse et excitée à l'idée de connaître les tourments de son père. Sauf que le fils de Kamba restait très pudique et fermé là-dessus : pas question que sa fille apprenne qu'il fréquentait une femelle d'un royaume voisin. Qui sait ce qu'elle pourrait entreprendre pour la rencontrer … enfin bref.

Arrivé au Pays Verdoyant, le mâle brun se posta devant une rivière, s'accroupit puis entreprit de s'hydrater jusqu'à n'en plus pouvoir. Ne faisant guère attention aux alentours, le Freelander se laissa caresser par une légère brise provenant d'ailleurs. Pour une fois, les rayons du soleil furent plutôt doux avec son corps usé par le temps. Il ignorait que dans peu de temps, il se retrouverait nez à nez avec l'une des empreintes d'un lourd passé qu'il avait enterré il y a quelques mois ...

En effet, il n'avait pas remarqué la silhouette venimeuse, mais pas moins féminine de cette femelle qui vivait désormais sur ses terres : Sumu. Le vieux mâle brun s'hydratait innocemment au bord de la rive puis, quelques-uns de ses poils se hérissèrent, il sentit comme une présence vers ses arrières. Kamba ? Celle-ci s'était glissée à ses côtés tellement gracieusement qu'il n'avait rien vu venir. La voix familière de Sumu retentit, soudain, comme un orage en plein temps pluvieux. Surpris, Masika eut un petit sursaut. Il se redressa, les yeux écarquillés, puis se tourna vers la femelle brune.

« Tiens donc Masika ! Comment vas-tu ? »

Il ne recula pas, ne frémit pas. Ses yeux redevinrent comme à leur origine – maintenant que la menace était écartée, ou quoique – et il la regarda, simplement, malgré la lueur de réprimande qui dansait dans ses prisons de verre printanières. Si seulement elle pouvait s'annoncer d'une façon moins brusque ! Et surtout, en compagnie d'un vieux grand-père comme lui ! Hormis cela, Masika devait l'avouer ; tout comme lui portait les gènes de Kamba, Sumu portait ceux de Sharkan, dont ce regard rubis, extrêmement beau mais pas moins maléfique. Il réprima un frisson désagréable. Ça lui rappelait de mauvais souvenirs.

« Sumu ! S'il te plaît, je suis vieux maintenant … Annonce-toi moins brusquement. » la réprimanda-t-il.

Sa colère s'atténua légèrement lorsqu'il la vit sourire. Mais pas un sourire moqueur ; il avait tout l'air d'être naturel, symbolique de la sympathie et du bonheur. Il soupira doucement, puis s'assit, enroulant sa queue autour des pattes.

« Je vais plutôt bien … Et toi ? Que fais-tu de beau par ici ? » s'enquit-il, intrigué.

Il essayait de faire des efforts. Pour Naba. Pour Haki. Ils l'avaient accepté parmi eux et, il leur avait promis de leur faire confiance à propos de Sumu. Hélas, certaines choses demeuraient immuables malgré le temps qui passe. Sumu en faisait partie … elle et son héritage, que le lion brun – il se haïssait pour cela – tardait encore à accepter. Comment pouvait-il pardonner à son père tout ce qu'il lui avait fait. Il s'en voulait d'en vouloir à Sumu pour son héritage. Mais peut-être saurait-elle le convaincre du contraire … un jour. Si elle s'y prenait bien.

Peut-être parviendrait-elle à le faire changer d'avis un jour. Peut-être bien. Mais dans son cœur persistait malgré tout, à l'égard de ses propres enfants, un sentiment de culpabilité. Vita devait sûrement avoir le même raisonnement que lui à l'égard de ses enfants. Et ne voir que leur père en eux. Sauf que Masika n'avait pas des envies de meurtre en voyant Sumu. C'était là la différence qu'il y avait entre lui et son insupportable « beau-frère » assassin. Il ne savait pas tellement si sa manière de faire était juste ou non. Après tout, il en avait vécu des choses à cause de Sharkan. Mais Sumu n'en était pourtant responsable. Argh.
Il observa calmement les prunelles rouges de la jeune Freelander, en attendant qu'elle lui réponde.

« Je me porte bien merci. Pardon, je me suis réveillé il y a encore à peine quelques heures et j’ai du mal à émerger aujourd’hui. » avoua-t-elle dans un long bâillement.

Il n'avait pas remarqué la lueur endormie dans le regard rubis de son interlocutrice. Il comprenait mieux, maintenant. Mais ce n'était pas une raison pour débarquer de la sorte auprès d'un grand-père … malgré la fatigue, elle aurait dû capter qu'il y avait une douille n'est-ce pas ? Mais soit. Le passé était le passé. Elle le saurait la prochaine fois. Sumu se mit à lui sourire.

« Beaucoup d’entre nous avons des habitudes et leurs petits endroits préférés. Je n’aime pas entretenir cette routine, cela entretient ma monotonie du quotidien et fait baisser la vigilance. J’ai donc décidé de venir boire ici. »

Cette routine, il la connaissait bien. Même par-cœur, depuis le temps. Il n'avait pas quitté le royaume depuis sa naissance et pourtant, il lui était arrivé plein de choses … Sa romance avec Ishana, la mort de Sharkan, l'agression de Vita, la noyade de Kama, la libération de Freeland, la naissance de ses petits, le trépas de Kamba … Oui. Tout cela sans trop s'éloigner de son petit cocon douillet. Masika se demandait si Sumu se souvenait encore de ses vieux repères d'ancienne princesse au sein de Freeland. Les avaient-elles gardés ? Certainement pas ceux qui étaient princiers, après tout elle était déchue depuis un bon bout de temps maintenant. Et quelque part, cela soulageait le lion brun de voir qu'elle ne serait pas reine un jour. Cela ne lui aurait que trop rappelé le règne de Sharkan et ses projets machiavéliques. L'idée de lui poser la question lui vint. Il eut un léger sourire.

« Mais dis-moi comment vont tes enfants ? Heureusement que Vita ne rôde plus dans le coin maintenant. »

… Hélas, son sourire n'eut pas le temps de se poser sur ses babines : dès lorsqu'elle prononça le nom de celui-dont-on-ne-devait-pas-parler, le sourire de Masika s'effondra et le vieux mâle se renfrogna, un peu. Comme si on lui rouvrait une vieille plaie cicatrisée. Il était rare qu'on lui parle de Vita depuis l'incident et les rares à le faire le rassuraient. Pas Sumu. D'ailleurs, comment connaissait-elle le nom du lion rouge ? Il ne l'avait dit à personne ? Sauf à Haki et Kamba …

« Ils vont assez biens. Et c'est vrai, c'est une vraie chance que Vita ne traîne plus par ici. Je l'aurais sûrement étranglé si cela avait été le cas. Mais dis-moi, Sumu, comment cela se fait-il que tu connais son nom ? Je pensais pourtant ne l'avoir dit qu'à quelques rares personnes ... » s'enquit-il, intrigué. « Concernant ta remarque sur la routine … On pourrait peut-être la briser en proposant des idées, des jeux ou des événements au peuple du royaume. Mais vieux comme je le suis, vas donc organiser quoique ce soit. »

Les chasses, c'était terminé pour lui. Et les combats n'en parlons pas.

C'était plutôt à lui de demander ce que la génération actuelle avait à proposer comme activité pour le Clan, maintenant que sa vieille carcasse peinait à suivre la cadence tenue par les plus jeunes. Face au questionnement du mâle brun, Sumu exprimait un sourire et répondit avec une certaine douceur, toutefois nuancée par quelques notes piquantes :

« J’ai beaucoup voyagé dans mon passé, pour aller et revenir des terres d’exil il fallait passer par Outland. Certains noms se faisaient entendre déjà à cette époque. »

Masika afficha un sourire mi-moqueur, mi-attristé sur son visage. Eh ben ça alors. Il ne pouvait pas douter des paroles de la femelle au pelage sombre, après tout, le frère d'Ishana avait le physique en adéquation avec son caractère impulsif et bagarreur … Il n'aurait su dire si le fait de se voir confirmer par la lionne le soulageait ou au contraire même, devait l'inquiéter. Se sachant peu intéressé par l'idée de parler de Vita, le vieux lion se contenta d'un simple hochement de tête et écouta ce que la fille de Sharkan avait d'autre à dire, concernant les activités de Freeland. Elle semblait d'accord avec lui, le clan ne bougeait pas du tout en ce moment.

« Peut-être que tu ne sens plus la force d’animer quoi que ce soit, mais si tu as des idées pourquoi pas en faire part au Roi. »

Elle ne lui apprenait guère grand-chose. Pour organiser quelque chose, il fallait passer par le Roi et Masika était suffisamment à l'aise avec ce dernier pour se permettre de certaines remarques, tout comme il n'avait aucune difficulté à se voir lui proposer des idées pour améliorer le quotidien du clan. Mais il n'avait pas d'idée à lui soumettre, justement. La féline en avait peut-être quelques-unes ? Dans tous les cas il n'eut pas à attendre longtemps pour le savoir.

« Et si on lançait une compétition sportive ? Elle pourrait faire ensuite l’œuvre d’une compétition interclan ? Cette idée me paraît cependant bien utopique. » hasarda Sumu.

C'était une bonne idée, et réalisable, oui, si ça ne concernait que les Freelanders. Masika avait toutefois la naïveté de penser qu'une compétition inter-clanique pourrait être réalisable … si bien évidemment, les clans se faisaient confiance entre eux. Mais il en doutait. Pour le moment, Prideland et Outland semblaient s'affronter au bras de fer et pour ce qui était des autres clans … Freeland ne les connaissait guère. Les Nordiques et les Jangowas ne pourraient jamais participer à de tels jeux en leur compagnie. Les Mositus peinaient à se trouver un territoire convenable ; à quoi bon se fatiguer dans des jeux qui ne leur apporteraient pas un foyer décent ? Quant aux hyènes … hmmm, inutile d'expliquer le pourquoi. Le fils de Kamba haussa finalement les épaules.

« J'aimerais avoir quelques idées, malheureusement je n'ai pas encore trouvé le temps d'y réfléchir davantage. Pour ce qui est de ton idée, je la trouve bonne. Enfin, si elle reste réservée aux nôtres. Pour organiser une compétition interclanique, il faudrait que la situation politique de tous les autres clans soit stable et que nous nous fassions tous confiance. Hélas, ce n'est pas possible pour le moment. On ne me dit pas que du bien sur Prideland et Outland. » il fit une courte pause, puis reprit : « Hmm … Une compétition sportive, comme la chasse ou le combat ; c'est bien. Pour les enfants, on pourrait notamment leur proposer des compétitions artistiques, et développer leur imagination, et tout le reste. Tu vois ce que je veux dire par « compétition artistique », n'est-ce pas ? »

Il songeait à des sculptures faites de terre, à des dessins dans le bois, etc … Les enfants pourraient s'amuser tout en développant des notions artistiques, imaginatives, compétitives et l'esprit d'équipe dans certains cas. De nouvelles idées émergeaient petit à petit dans l'esprit du félin au pelage chocolat, mais encore fallait-il que Sumu les commente et ne trouve rien à y redire. Qu'elle soit d'accord ou non avec lui l'importait peu, mais s'il était seul à discuter de ses propres idées, il s’ennuierait bien vite.

Contre toute attente, Sumu se montra conciliante ; enjouée, la fille de Sharkan ajouta son grain de sel dans les idées de Masika en déclarant que cela améliorerait la capacité de création des jeunes Freelanders. Qu'elle les voyait bien faire des sculptures faites de glaises, de branches, de végétation et de peinture pour « mieux se fondre dans le paysage ». Le vieux mâle remua ses moustaches, un peu amusé par la réflexion de sa comparse. Oui, si elle le voulait, la créativité des candidats pourrait être rythmée par ces matériaux-là.
Sumu lui proposa ensuite d'aller parler de leurs nouvelles idées au Roi. Masika n'avait pas une once de doute à ce propos. Pour que leurs idées voient le jour, il leur fallait passer par leur monarque, c'était une évidence. Tiens. Qu'en penserait ce dernier ? Il était bien curieux de connaître sa réaction face à tant de suggestions candides et enfantines venant d'animaux pourtant adultes ? Son interlocutrice renchérit en lui proposant de l'accompagner, assénant que cela lui ferait plaisir de l'avoir à son côté. Elle afficha un air courtois et un sourire sincère.

« C'est entendu. Allons-y, ma chère Sumu. » concéda le fils de Kamba, dans un hochement de tête.

Les deux lions s'engagèrent dans un chemin menant au Repère des Lions, d'un pas décidé. Masika se prit à discuter un peu avec la féline au pelage sombre, curieux de la connaître un peu plus, de creuser dans sa personnalité, sa réflexion, sa manière de voir les choses ; avait-elle gardé des traces de son existence dans l'ancien Freeland, celui-ci ayant accueilli son tyran de père ? Masika n'avait pas oublié son lien de parenté avec lui. Mais ses muscles étaient moins crispés qu'auparavant. Faute à son bon caractère qui revenait constamment au galop.

Les activités de Freeland n'avaient qu'à bien se tenir.