Maintenant qu’ils étaient nés, elle devait consacrer une partie de son emploi du temps à ses enfants. La vie de famille s’était annoncée plus périlleuse que les descriptions des mères du clan. Douloureuse, pénible et affreusement longue avait été la mise-bas. Un calvaire qui s’était justifié par la taille impressionnante d’Anka, la petite femelle. Le second enfant, Koga, n’avait pas tardé à rejoindre la famille.

A peine avaient-ils ouvert les yeux que les nouveau-nés s’étaient battus pour obtenir la meilleure place entre les pattes de leur mère, se mordant oreilles et visage. Une caractéristique de leur espèce qui annonçait des résultats prometteurs. Il n’y avait aucun doute là-dessus, Shasta aimait ces petits monstres plus que tout, en dépit des heures d’interminable souffrance qu’ils lui avaient infligées !

Néanmoins, la cheffe n’avait pas profité de sa maternité pour se dédouaner de ses responsabilités. Mère de famille durant la matinée, elle confiait la garde de ses petits aux nourrices, le temps d’effectuer sa ronde et d’entendre le rapport de ses soldats. Suite à cela, elle repassait les allaiter avant de reprendre ses activités. Ils grandissaient si vite ! Bientôt, elle pourrait les laisser aux soins d’Akoda et de ses Lieutenants, afin qu’ils puissent devenir de vrais guerriers.

Accompagnée de quatre combattants, la Dominante surveillait les frontières du Don depuis le début de la soirée, jusqu’à ce qu’on l’interpelle en urgence. Après avoir délégué un chef de substitution, brute s’était dissociée du groupe, rejoignant la Plaine au pas de course sur les talons du messager. En dépit de la saison humide, le climat restait étouffant aux abords du Volcan. Sans doute à cause de l’absence de végétation… Le soleil mourant grandissait l’ombre des rochers, découpant, sur le sol, leurs ombres en d’inquiétantes silhouettes. Ils ne furent pas longs à trouver Zar’roc, assis dans la poussière avec la jeune Esteb.

- Qu’est ce qui s’passe ?

Si urgence il y avait, alors au diable les salutations ! Mieux valait être rapide et efficace. En trottinant vers le Lieutenant, la femelle put cependant retenir une odeur de sang plus ou moins fraiche à mesure qu’elle s’approchait.

Relevant son postérieur du sol crasseux, le sablé congédia le messager. Il emboîta ensuite dans le vif du sujet. Quand le mot « Outland » fut prononcé, les oreilles de la Dominante se redressèrent. Ces enflures avaient frappé de nouveau ! Néanmoins, elle écouta la suite du récit en jetant, de temps à autres, des œillades à la femelle brune qui accompagnait le professeur. Celle-ci confirmait ses dires par des brefs hochements de tête. Alors comme ça, des rieuses avaient été attaquées par des félins ? Des étrangères, qui plus est ? En effet, cela était inquiétant…et le rayé parvint à mettre la griffe sur le nœud de l’histoire.

- Y’a moyen qu’ces lions débiles pensent qu’ce soient nos camarades qu’ont violé leur frontière. Mieux valait t’mettre au courant tout d’suite, le Lac-au-Roi peut dev’nir un endroit tendu, t’vois le truc.

Si les Outlanders venaient à prendre l’intrusion de ces hyènes pour de la provocation, alors effectivement, il y avait de quoi s’affoler. Dès lors, la géante grise se fit pensive, acquiesçant les dires du mâle pour conclure par un simple « hum » approbateur. Peut-être s’agissait-il d’un cas isolé ? Mais toutes ces explications impliquant le hasard n’avaient pas leur place dans les réflexions d’un tel clan. Il fallait prévoir le pire, peu importe la situation à laquelle ils faisaient face. Encore plus maintenant qu’ils ne pouvaient plus compter sur ces traitres de matous poilus.

- C’étaient des parents. Reprit Zar’roc. Y nous ont confié leur môme, alors on l’a ram’né. Y’est avec mes parents, là. V’la pour les nouvelles importantes, cheffe.

L’intéressée leva le museau, un sourcil arqué. Ainsi donc, ils avaient hérité d’une nouvelle tête ? Shasta n’y voyait aucun inconvénients mais…

- Il a dit quelque chose ? Une information capable de retracer son passé ou comprendre d’où il vient ?

Il était dangereux de garder un enfant dont l’identité était inconnue, d’autant plus si les raisons de l’assassinat de ses géniteurs était floues. S’il s’agissait là d’un acte de vengeance de la part des lions d’Outland, des mesures devaient être prises. Après tout, on ne connaissait rien de la famille du chiot… Qui sait ce que ces hyènes avaient pu faire pour s’attirer les foudres des gros chats. Loin d’elle l’idée d’abandonner l’enfant aux pattes de ces connards à crinière si, d’aventure, cela devait se présenter. Néanmoins, s’ils voulaient le protéger, il allait falloir lui tirer les vers du nez, afin de trouver le meilleur moyen de le couvrir.

Dans ses jeunes années, la brute aurait certainement exigé que le petit soit abandonné, histoire d’éviter les problèmes. Mais l’âge l’avait grandie et devenir mère lui avait fait ouvrir les yeux sur bien des questionnements…Comment réagirait-elle si on venait à lui prendre sa fille, son fils ? Qu’aurait-elle fait si ces derniers étaient en danger ? Elle pourrait donner sa vie pour eux ! Tout comme ces étrangers l’avaient fait pour protéger leur bébé. Ils devaient rendre hommage à se louable sacrifice, quand bien même ils ignoraient quelles obscures péripéties les avaient poussés dans les bras de la Mort.

Shasta prêta une oreille attentive à son Lieutenant. L’enfant était sous le choc, cela était tout à fait compréhensible.

- Naturellement. Dit-elle, pensive, avant que le mâle ne reprenne la parole. A ses paroles se joignirent les plans de la Dominante. Si Outland s’énervait, il était préférable d’agir en mesure dès maintenant ! La surveillance allait-être renforcée, aussi bien sur les berges du Lac que partout ailleurs. Elle enverrait également les vautours aux quatre coins des cieux, qu’ils rapportent la situation parmi les territoires de l’Est. Maintenant que la terre des exilés bénéficiait de l’aide des Pridelanders, chaque frontière était une faille potentielle…

- …Donc j’vais le... m’en occuper, si y’a pas d’problème.

Ces mots arrachèrent Shasta à ses songes. Venait-il vraiment d’annoncer qu’il allait garder l’enfant ?! Elle planta ses pupilles dans les siennes, resta silencieuse quelques instants. Qui l’eut cru ? Zar’roc, parent…La situation aurait presque été attendrissante si les problématiques alternatives n’avaient pas été aussi graves !

- Soit. Finit-elle par lâcher. Ainsi donc, ils étaient devenus jeune parents, presque en même temps. Mais n’oublie pas, il faut qu’il retrouve la mémoire ! Au plus vite, si possible. On ne sait pas à qui on a affaire.

Elle marqua une pause. Ils devaient être sûrs de ne prendre aucun risque en le gardant.

- Quant à moi, je vais mobiliser les troupes aux frontières. Fait passer l’ordre que tout doit être signalé : Le moindre mouvement d’herbe, le moindre bâton qui craque ! On ne relâche pas la vigilance tant qu’on n’a pas le fin-mot de cette histoire !

Ses allures de Cheffe étaient revenues au galop. Il n’y avait pas de temps à perdre en bavardages. Shasta se détourna du Lieutenant, déjà prête à reprendre son activité. Avant de le quitter, elle se tourna une dernière fois vers lui :

- Et…bonne chance avec le petit. Tu vas en avoir besoin. Ses parents auront un enterrement digne de ce nom.

Après tout, il s'agissait de membres de leur espèce, même si leurs antécédents restaient inconnus.

En effet, la Dominante resserrerait les patrouilles des vautours. Dorénavant, plusieurs d’entre eux allaient surveiller l’enceinte-même du territoire. Elle hocha la tête pour confirmer les dires de son Lieutenant, tandis que celui-ci congédia la brunette, qui obéit sans ronchonner. Il les avait bien éduqués, ses gamins.

- Gard’un peu d’chance pour toi-même. Reprit-il. Enchainant sur l’âge avancé de l’orphelin, un sourire grandissant sur ses babines qui lui fut rendu. "Kuji" ? C’était donc son nom ? Bien, cela faisait déjà une information.

- C’est sûr. Mais les miens savent d’où ils viennent. Ricana Shasta. Ta peine sera de tirer les vers de la truffe de ce pauvre môme... Elle marqua une pose, un large sourire lui fendant le visage. Et aussi de venir frotter ton visage contre le sien et le bercer lorsqu’il fera des cauchemars...

Zar’roc, l’un de ses plus féroces combattants, allait devoir chanter des berceuses à un enfant traumatisé des lions. Elle donnerait tout pour assister à une telle scène !

- Il faudra au moins que tu me le présentes !

A quoi pouvait-il bien ressembler ? Etait-il aussi costaud que son père adoptif ? Serait-il aussi touffu qu’une hyène rayée ? Mieux encore : Kuji, Anka et Koga pourraient-ils être amis ? Cela serait certainement utile pour l’orphelin, d’être entouré. Néanmoins, la Cheffe ne manquerait pas d’être prudente, dans un premier temps.

Elle ne put réprimer un sourire à sa remarque, avant de rire franchement. En effet, qui y aurait cru ? La réputation de Shasta, tout comme celle de son Lieutenant, n’étaient plus à faire. Et celles-ci les précédaient, peu importe où ils allaient. Peut-être étaient-ils connus de l’extérieur, même ? Comme les monstres ayant déchiquetés sauvagement un chef des lions ? Voilà que ces brutes sanguinaires étaient éprises de leur progéniture ! Quand bien même, on leur aurait dit qu’ils seraient parents, Ni Akoda, ni sa compagne, ni le rayé n’y auraient cru.

Et pourtant…

Les acolytes laissèrent échapper un soupir. Si la femelle se remettait d’une bonne marrade, son camarade, lui, semblait ruminer de troublantes pensées :

-Avec un peu d’chance, i pourrait s’entendre avec les tiens. Mais pour le moment… J’espère qu’ça ira pour lui. J’y f’rai gaffe personnell’ment.

- J’en doute pas ! Anka et Koga sauront le guider. Ils ont beau être têtus comme des mules, ce sont des gentils petits. Et quand à toi, j’suis sûre que tu sauras y faire ! Répondit-elle, tapant affectueusement l’épaule du sablé. Et puis, si tu as des questions, les nourrices sont là.

C’était-là le meilleur conseil qu’elle pouvait lui donner, ayant elle-même recours aux gardiennes du clan.

- Bon, je te retrouve ce soir, il faut que j’aille organiser les tours de gardes et les obsèques. Les âmes de ces pauvres hyènes rejoindront le Volcan cette nuit. Termina Shasta.