Il y avait quelque chose de différent ces temps-ci, chez Kamba.
Malheureusement pour elle, accablé par le poids des récents évènements et l'assassinat de Luja, Masika n'avait pas remarqué – ou presque – le comportement changeant de sa mère. Il s'était contenté de veiller sur elle, de la protéger, de la soigner, malgré Kenan et Malika, sans se douter qu'un jour, quelque chose d'horrible pourrait se produire.
Dans le feu de l'action, quelques lionnes accoururent en direction de Masika qui se reposait sous l'ombre d'un grand arbre. Selon elles, il devait rejoindre au plus vite Kamba, parce qu'elle ne se sentait pas bien. Bien qu'épuisé, il en oublia vite ses heures à rattraper en entendant le nom de sa mère dans des termes si peu joyeux. Pour sa mère, il était capable de tout.
Ainsi, le Freelander parcourut la distance qui le séparait de sa mère le plus rapidement possible, sans tenir compte de sa fatigue et de sa perte de vitesse par rapport à son âge. Après un temps interminable à se poser mille et une questions au sujet de Kamba, le lion parvint enfin à rejoindre le grand rassemblement de lions, autour d'une personne qu'il imaginait sans doute être la personne qu'il recherchait. Se frayant un passage jusqu'à elle, il put remarquer l'expression malheureuse et désolée des autres lions présents autour de la vieille nourrice. Son cœur se serra plus que jamais. Tout le monde se désolait pour un rien. Sa mère allait bien … elle se sentait juste un peu mal sur le moment. Elle se relèverait et elle reprendrait une vie normale avec son fils, dans quelques minutes à peine.

Masika finit par s'accroupir devant elle, léchant le front de celle qui lui avait donné la vie avec tout l'amour dont il pouvait être capable.

« Maman … Tout va bien se passer. Tu as encore du temps devant toi ... » lui murmura-t-il entre deux coups de langues, désespéré.

Son cœur battait à la chamade. Ils se trompaient, tous. Sa mère semblait bien plus fragile que les dernières fois mais ça ne voulait rien dire. Il y avait eu tellement de morts Freelanders, ces derniers mois … Kama, Kimya, Sabaru, Muwa, Luja … N'était-ce pas déjà un lourd impôt suffisamment difficile à encaisser ? Les Grands Esprits n'avaient-ils aucune compassion, aucune pitié vis-à-vis de leurs descendants ? Ils ne pouvaient pas prendre Kamba. C'était impossible !

Masika ne voulait pas le croire, pourtant sa mère se tenait bien là, affalée contre le sol, plus faible que jamais. Elle adressait des paroles à ses congénères, dont au Roi Haki, à qui elle souhaitait la prospérité des Freelanders jusqu'à la nuit des temps. Un moment qui semblait bien lointain pour le lion brun qui, luttant grandement contre les larmes, considérait sa mère d'un regard follement tendre. Si sa mère mourrait aujourd'hui, alors une partie de son âme serait emportée avec elle. Il avait toujours craint le jour fatidique et puis, maintenant que l’événement s'enclenchait et que rien, ni son déni, ni sa peur ne pouvaient sauver la situation, le Freelander dû se résoudre à prendre la décision la plus sage qui soit : celle de respecter le choix des Grands Esprits et de soutenir sa pauvre mère jusqu'au terminus de son voyage. Il ressentait énormément de respect et de redevance envers elle. Celle qui lui avait donné la vie, celle qui l'avait éduqué, celle qui l'avait protégé de bien des choses de ce monde. Celle qui, au final, avait été capable de remplacer son propre père dans l'équilibre psychologique de leur enfant unique.

« Je sais que je suis en sécurité quand tu es là. » déclara la vieille lionne d'une voix douce, à son fils.

Masika frotta doucereusement sa tête contre la sienne. Il était heureux de savoir que sa présence rassurait sa mère et la consolait un peu dans l'épreuve qui allait s'ensuivre. Cette épreuve qu'il détestait, qu'il ne voulait pas voir s'achever et pourtant … il le fallait … Kamba savait tout autant que lui que cette scène serait leur dernière ensemble. Comment surmontera-t-il le choc ? Comment apprendra-t-il à vivre sans elle ? Comment expliquera-t-il à ses enfants que leur grand-mère avait décidé de rejoindre leurs ancêtres ? Tant de questions importantes qui étaient soufflées tant il ne croyait pas à cette situation irréelle qui se confrontait à lui.
Étonnamment, la nourrice brune appela un autre Freelander : Banguko. Masika ne l'avait pas particulièrement remarqué dans la foule, tant il avait été pressé de rejoindre celle qu'il aimait le plus au monde. Silencieux, respectant grandement les décisions de sa mère, le Freelander observa ses camarades, à la recherche de Banguko. Une silhouette argentée apparut devant eux. Masika avait connu un Banguko furieux, agacé, terriblement chagriné par la perte de sa compagne. Cependant, aujourd'hui, il n'exprimait rien d'autre que de la timidité. Il ne fit aucune remarque à son oncle de cœur, qui avait droit à sa part aussi. Kamba se plongea dans un petit récit, adressé au lion aux prunelles violettes, lui parlant de choses que même son fils ne comprenait pas la signification. « Il n'y a jamais de tout noir et de tout blanc, les nuances existent, la saison sèche permet aux lions d'espérer des jours meilleurs bien qu'elle soit tout aussi impitoyable ». Les paroles étaient sorties de leur contexte et concernaient clairement Banguko, et personne d'autre. Encore une fois, le félin aux marques crème ne dérogea pas à la règle et se tût respectueusement, attendant que Kamba s'intéresse à son cas.

« Ne laisse pas ton regard se fermer pour voir l'esprit qui vit autour de toi, n'essaye pas de la contourner ou de faire semblant de ne pas le voir. C'est valable pour toi aussi Masika. » acheva-t-elle.

Le Freelander hocha légèrement la tête. Son cœur tambourina contre sa poitrine. L'instant approchait. Il le sentait. Un mauvais pressentiment faisait l'effet d'un frisson dans son échine.

« Maman … Sache que je t'aime. Merci de m'avoir soutenu, protégé et appris les valeurs de la vie lorsque j'en avais le plus besoin. Puisses-tu bientôt retrouver Kimya et Muwa et que les Grands Esprits t'accueillent de la façon la plus honorable qui soit. » lui murmura-t-il, sincère dans ses souhaits. C'est tout ce qu'il souhaitait à sa mère, la joie, l'apaisement, une vie éternelle auprès des esprits purs de la Terre des Lions. Un jour, il la rejoindrait, et ils reprendraient leur histoire là où ils l'avaient laissée suspendue.

Adressant un léger regard à Banguko, Masika se demandait si celui-ci avait quelque chose à dire à Kamba.

Le mâle gris avait, tout comme Masika, bien des choses à dire à la lionne mourante. A son tour, il caressa la tête de la nourrice et lui lécha affectueusement le front. Silencieux, le fils considéra son oncle calmement, se demandant si celui-ci lui « pardonnerait » un jour sa rébellion suite à la mort de Kimya. Il s'en posait, des questions, mais l'heure n'était pas aux réconciliations : il espérait présentement passer le plus de temps possible avec sa mère avant que le triste destin ne les rattrape. Couvant Kamba d'un regard tendre et protecteur, il ne fit pas vraiment attention à ces Freelanders qui les regardaient, peinés, avant de s'éloigner de la scène d'adieu avec respect. Ce moment n'appartenait qu'à eux. Il le savait bien. Banguko et Kamba eurent quelques échanges personnels qu'il n'interrompit pour rien au monde. Attendant respectueusement son tour de bavardage, le lion se contenta d'écouter ce qui se disait.

« Merci pour tout Kamba … Pour l’accueil sur Freeland … Pour tout tes conseils, mais aussi, pour tout ce soutient que tu m'a apporté dans tous ces moments difficiles que j'ai vécu après le départ soudain de Kimya. Sache que … Tu as gardée une très grande place dans mon cœur … Adieu ... » acheva finalement son oncle.

Sans attendre de retour à ses mots d'adieux, il se détourna de la vieille lionne et quitta la grotte. Masika retint un petit soupir, posant quelques instants son regard sur sa silhouette grise qui s'atténuait dans le lointain au fur et à mesure qu'elle s'éloignait. Il était content de se retrouver en tête à tête avec sa mère, pour une dernière discussion, un dernier voyage ensemble. Il en avait cruellement besoin. Observant son visage lui étant si familier, ce regard turquoise et maternel qui hanterait ses nuits prochaines, il cherchait ses mots, et quoi lui dire de plus. Son cœur pâtirait de son absence, alors il essayait de profiter intensément de chaque seconde qui pourrait lui permettre d'alléger ses regrets. Kamba, elle, savait ce qu'elle avait à dire à son fils.

« N'oublie pas que je t'ai aimé avant même que tu ne sois dans mon ventre, n'oublie pas que je verrais toujours ce qui est en mon pouvoir pour te protéger. N'oublie pas que tu ne dois pas relâcher tes efforts malgré la distance qui te sépare de tes enfants, je sais que tu est un bon père, ne cherche pas à être le père parfait mais juste à être un père. » le rassura-t-elle.

Au souvenir de ses enfants, le cœur du mâle brun se serra un peu. Koda, Janan, Kira et Wissel … Malgré les distances et les longs mois sans leur rendre visite, le vieux père se souvenait du visage de chacun de ses enfants et espérait qu'ils se portaient tous bien. Kamba avait toujours vu le bon en lui mais il ne se sentait pas si « bon père » que cela. A en constater la réaction de ses enfants à chacune de ses visites, excepté son fidèle Koda, ils avaient tous l'air de ne pas trop le porter dans leur cœur. Mais soit.
Il n'en oublia pas non plus les récentes boules de poils qui avaient rejoint Freeland depuis déjà quelques mois : Kenan et Malika. Fruits de son union avec Luja, ils avaient assisté, malgré eux, à l'assassinat de leur mère et de leurs frères aînés. Tout ça, à cause de Vita. Cette saleté de Vita qu'il détestait plus que tout au monde, ce lâche, ce fou de premier rang. Masika aurait pu lui pardonner son attaque lors de leur première rencontre s'il s'en était arrêté à là … Seulement, il ne l'avait pas fait, au contraire, il avait accentué sa colère de père en s'en prenant à sa famille. Il se hâtait de revoir le mâle rouge, désireux de lui coller sa patte dans la figure une bonne fois pour toutes. De toute manière, Vita voulait le tuer.
A cette pensée, le regard vert du lion s'assombrit. Il s'en rendit compte très vite et se ressaisit, ne désirant pas davantage gâcher son précieux moment avec sa mère à cause d'un pauvre détraqué de la Terre des Lions. Une lueur de tendresse dansa dans ses mirettes vertes au contact visuel de l'honorable femelle qui avait tant servi Freeland ces dernières années. Elle était un symbole pour tout le monde. Une héroïne. Il était fier de partager son sang.

« Je ne cesserais jamais de t'aimer. » lui promit l'intéressée.
« C'est réciproque, maman ... » lui susurra-t-il, souriant faiblement.

Elle posa sa tête sur les pattes de son fils. Pour lui répondre, il lui lécha tendrement le haut du crâne, songeant à tous les souvenirs qu'il avait partagés avec elle. Si elle n'avait pas été là pour lui, il aurait très certainement fini soldat de Sharkan, tout comme les autres Kulishas orphelins de parents, sans le moindre esprit de réflexion, destiné à ensanglanter l'image si resplendissante de Freeland. Il était assez heureux d'avoir choisi un chemin tout autre, grâce à elle. Grâce à l'amour d'une mère bienveillante et protectrice.

La vieille lionne n'esquissa plus un geste. Le temps semblait s'être figé, l'espace d'un instant, dans la grotte. Les derniers proches de Kamba venaient de partir et seul son fils demeurait immobile, la tête posée sur l'épaule de sa mère, désireux de lui procurer de la chaleur et de lui montrer son soutien. Toutes ses pensées se centraient sur la nourrice et lui rappelaient ô combien sa vie avait été bienheureuse à ses côtés. Une vie mutilée par les guerres et les pertes, et pansée par l'amour d'une mère toujours là pour son fils. Masika était étrangement silencieux, il ne savait plus trop quoi dire, son instinct lui soufflait de se taire et d'attendre. Il voulait faire profiter à sa mère un dernier souvenir de sa vie passée, un souvenir plongé dans le silence et dans le respect. Il ne se rendit pas compte dans un premier temps que les minutes défilaient et que les heures s'enchaînaient les unes derrière les autres. Presque assoupi contre sa mère, nostalgique de son innocence et de sa jeunesse, le mâle finit par reprendre pleinement conscience et cligna lentement les yeux. Il se redressa, lentement, retirant ses pattes de sous la tête de la brune. Le Freelander vérifia si elle était toujours là. Pressant affectueusement son museau contre sa joue. Pas de réponse. Il se rallongea et déposa une lèche sur le crâne de Kamba. Elle lui paraissait si fragile, si … froide. Ses yeux verts s'embuèrent d'un voile larmoyant qu'il ne connaissait que trop bien. Kimya. Luja. Kama. Leurs esprits avaient-ils enfin accueilli celui de sa mère parmi les leurs ?

Sa peine explosa dans sa poitrine et des larmes trempèrent ses joues. Kamba était heureuse. Elle n'avait pas souffert et se tenait désormais aux côtés des personnes qu'elle avait toujours aimées. Cependant … En proie à un sentiment plus fort et incontrôlable que tous ceux qu'il avait ressentis jusqu'à maintenant, il ne put s'empêcher de céder au poids de la douleur, c'était une réalité et un choc à laquelle il ne pouvait échapper.
Peu à peu, des ombres émergèrent à l'entrée de la grotte et vinrent apaiser le cœur meurtri du mâle. C'était des camarades, ils avaient connu la vieille Kamba et comptaient désormais l'enterrer comme il se doit. Ils poussèrent délicatement le fils en dehors de la grotte, lui conseillant une bonne sieste pour se remettre de ses émotions. Masika soupira doucement, écoutant docilement les conseils, encore un peu sonné par la nouvelle.
Demain, ce serait le premier jour sans Kamba. Ce soir, une nouvelle étoile brillerait plus intensément que les autres. Et il serait là pour la contempler, tous les soirs, comme s'il s'agissait de sa propre mère.