Depuis trois mois le prince Naba n’était plus que l’ombre de lui même. Il avait perdu sa moitié et malgré le deuil que portait la quasi-totalité du clan, il refusait de croire à la mort de son jumeau. Ils avaient cherché pendant si longtemps sans jamais le retrouver nul part, n’était-ce pas là un signe qu’il n’avait pas encore rejoint les Grands Esprits ?

Tant de sentiments contradictoires se mélangeaient en lui – tantôt il pouvait espérer que l’esprit de son frère était en paix et qu’il ne souffrait plus des blessures de son corps mais il voulait aussi croire que malgré tout il était encore là quelque part.

« Naba ? »

« Hein ? »

Il cligna des yeux plusieurs fois, sortant de sa rêverie et finit par apercevoir une ombre familière à l’entrée du repère. Vivement il se leva et alla à sa rencontre. Il s’étonna de voir que tout le monde était entrain de manger. Il n’avait pas entendu les lionnes revenir de la chasse ni même senti l’odeur de la viande. Il soupira avant de lancer un sourire triste et las à celle qui l’avait appelé. Il lui adressa également un signe de tête :

« Bonjour Sumu. Je vois que la chasse a été bonne. »

Au moins quelque chose qui tournait rond ici. Depuis quelques temps tout était trop mouvementé – son frère était soit disparu soit mort bien que beaucoup pensaient ne jamais le revoir, Nzige avait accueillit des sauvages sur leur terre et s’était rebellé de façon grotesque. Son père avait nommé un chef des guerriers afin de faire régner l’ordre et de montrer que Freeland n’était pas sans défense. Toutes ces tensions se lisaient sur le visage de chacun d’entre eux.

Pour Naba, c’était les traits de la fatigue et de la tristesse. Il jeta cependant un œil curieux sur Sumu avant de demander :

« Vous ne mangez pas ? Vous devez avoir besoin de forces après une pareille chasse. Je vous laisse ma part de bon coeur. »

Il était évident que lui même ne pourrait rien avaler même si son estomac lui criait le contraire, il se sentait beaucoup trop noué de l’intérieur pour avaler quoique ce soit. Sa gorge se serrait rien qu’à l’idée de devoir ingérer de la nourriture avec tous ces visages accablés à côté de lui.

«  J’ai des hauts-le-cœur rien qu’à l’idée de manger… Excusez moi de ne pas faire honneur à votre butin. »

Il lui adressa néanmoins un regard désolé. Il n’y arriverait pas, peu importe s’il passait une journée de plus sans manger, il se nourrirait plus tard, quand il n’y aurait personne pour lui reprocher de manger avec la lenteur d’un éléphant. Et encore, certainement que les pachydermes étaient plus rapides que lui. La question de Sumu lui fit froncer les sourcils et sans réellement le vouloir il le prit plus mal que prévu :

«  Bien ? Mon frère est mort, tué par le même meurtrier qui sévissait déjà sur nos terres. Comment pourrais-je aller bien ? »

Il s’était emporté sans le vouloir, sa voix était vacillante et il s’en voulu presque immédiatement. Il baissa les yeux, tentant de reprendre un semblant de contenance. Comment cela avait-il bien pu arriver ? Où étaient passés les jours d’innocence, de bonheur et d’insouciance ? Sa gorge était nouée, il se sentait tous les jours au bord de l’explosion. Il avait perdu la moitié de son coeur, son frère, son meilleur ami, son futur roi. Il avait perdu ses parents aussi dans un sens – tous deux, même s’ils paraissaient fort, avaient été terriblement accablés par la nouvelle.

Quoi de plus normal de se retrouver dans un état aussi lamentable après la perte d’un être aussi cher ? De plus cela remettait beaucoup de choses en question, surtout au niveau de la sécurité qui régnait sur Freeland… Les sujets, bienveillants certes, compréhensifs et patients, devaient se sentir de moins en moins en à l’abri sur les terres de son père.

«  Pardonnez moi. C’est beaucoup trop d’événements qui s’enchaînent, je suis à cran. »

De plus, cela posait une nouvelle perspective dans la vie de Naba. Quelque chose qu’il n’avait jamais envisagé auparavant tellement cela lui aurait paru absurde. Il devenait l’unique successeur de son père. Il n’était pas prêt, pas à la hauteur pour assumer un tel changement aussi radical dans sa vie. Trop d’un coup, trop en même temps, trop à gérer, toujours trop. Il fallait qu’il se concentre sur autre chose, qu’il oublie l’espace d’un instant, alors il changea de sujet comme si c’était une discussion normale :

«  Et vous ? Comment vous portez-vous ? »

« Je vous en suis reconnaissante, vous m’avez sauvé en fin de compte. »
« Je suis flatté que vous le voyez ainsi mais je n’ai pas l’âme d’un héros. Ceci n’aurait jamais dû arriver. Ce liard n’aurait pas dû pouvoir passer les frontières de notre royaume et cela démontre toutes nos failles. »

Il fallait un renforcement rapide des frontières, Naba en était conscient mais il pouvait difficilement prendre les décisions à la place de son père et nul doute que ce dernier n’était pas en état de faire tout ce qu’il fallait malgré les récents événements. Probablement qu’ils devraient avertir les royaumes voisins de la présence d’un meurtrier en liberté.

Le prince adressa néanmoins un regard désolé à Sumu – entendant ses paroles il revoyait ses propres cauchemars hantés par la vision qu’il avait de son frère disparaissant sous les flots. Il déglutit péniblement essayant de se contrôler avant de déclarer, compatissant :

« Je suis navré d’apprendre que cette vermine hante vos rêves. »

Un léger silence s’installa – avec tout ça, le prince ne savait plus comment entretenir une conversation normale. Il n’y avait rien de normal à tout ceci de toute évidence, c’était beaucoup trop d’événements. Le silence se brisa de nouveau et, bien qu’attentif, le prince savait qu’il devait probablement paraître absent :

«  Je vous apprécie, vraiment Naba. Pas pour votre statue, mais pour votre personne. »
« Je vous en suis reconnaissant. »

Il ne s’attendait cependant pas à un tel élan de sympathie de la part de Sumu et il ne put que lui adresser un franc sourire malgré la surprise qui se lisait sur son visage. Au moins, tout ceci pouvait prouver encore une fois que Sumu n’était pas à l’image de ses parents. Naba pensait que la vie de clan avait eu un impact positif sur elle et que maintenant toutes les médisances et les insultes étaient de mauvais souvenir mais il tâcha également de s’en assurer :

« Probablement que ces événements n’ont pas seulement des impacts négatifs. J’espère que plus personne ne doute de votre intégrité au sein du clan. »

Les paroles de Sumu achevèrent de rendre le prince confiant quant à la suite des événements. Du moins en ce qui concernait la fille de Sharkan. Au moins elle n’était plus aussi durement jugée qu’à son arrivée et elle arrivait à participer aux activités du clan.

« Je suis ravi de l’entendre alors. »

Il avait fallut un moment pour que tous les efforts de la lionne se solde par une victoire. Naba en était véritablement heureux même si cela ne se voyait pas nécessairement sur son visage. Il lui était difficile de faire transparaître ses émotions en ce moment mais il espérait que, comme pour Sumu, les jours qui passent feraient leur œuvre. Peut-être qu’au fond il n’était question que de cela et il ne put que faire la remarque à voix haute, cherchant peut-être une confirmation, ou simplement cherchant à être rassuré :

« Je suppose que tout est une question de temps. »

Et il osait espérer également que cela valait pour tout le monde – il n’était pas le seule à devoir se rétablir de cette perte. Ses parents étaient terriblement affectés et il ne savait pas comment leur remonter le moral. Il osait parfois à peine se présenter devant eux, de peur de leur faire une fausse joie. Après tout, Kama et Naba se ressemblaient en tout point et rien n’avait jamais pu les dissocier. Sauf sa mère. Mais en dehors d’elle, il n’y avait personne pour voir la vérité. Même son propre reflet lui rappelait son frère.

La voix de Sumu, étrangement bienveillante mais cela n’était pas pour lui déplaire, le fit revenir à nouveau sur terre. Il était beaucoup trop distrait et cela le mettait dans une position fort inconfortable. Il apparaissait comme un lion malpoli alors que l’intention n’y était pas. Légèrement gêné par la proposition de la lionne. Aussi il demanda, incertain :

« Vous n’en voulez vraiment pas ? »

Autant dire qu’il avait l’impression de lui ôter la viande de la bouche, surtout que cela était son tribut, elle n’avait pas à lui céder de cette manière juste parce qu’il ne mangeait pas assez ces derniers temps. Voyant cependant le regard de Sumu il finit par céder, lui adressant au passage un sourire sincère et chaleureux :

« Eh bien, je suppose que je n’ai pas le droit de refuser. Merci Sumu. Pour ça et pour votre soutient. »

« C’est gentil, je vous en remercie. J’irai en proposer à mes parents. Je ne suis pas le seul à ne pas me sustenter correctement. »

Bien évidemment cela n’avait rien de très surprenant. Il n’aurait pas su dire si sa mère ou son père étaient plus affectés que lui, mais il était évident que le devoir royal qu’entretenait mon père envers chaque souverain avait pris un coup violent. Il se sentait responsable de la disparition de Kama et malgré les paroles rassurantes que Naba tentait d’insuffler à son père, il voyait bien que cela ne faisait que résonner dans un profond vide.

Quant à sa mère eh bien, elle avait perdu également la chaire de sa chaire et cette image avait probablement plus de sens pour la figure maternelle que pour celle du père. Naba jeta un coup d’oeil sur le morceau de viande. Il n’en avait vraiment pas envie et la nausée finit bientôt par le reprendre mais il s’en cacha bien.

Lorsque Sumu lui proposa de lui tenir compagnie un peu plus longtemps, un mince sourire reconnaissant vint étirer ses babines. Si le prince était d’une compagnie aussi plaisante selon la lionne, le mâle savait parfaitement que c’était tout le contraire. Morose, l’air défaitiste et la tristesse étouffant son cœur, Naba savait qu’il n’était pas dans son meilleur jour pour entretenir une conversation. Inutile que Sumu se force, aussi il préféra couper court à cet entretient, bien qu’il fut agréable :

« J’ai assez abusé de votre patience, votre générosité et votre gentillesse. Profitez donc du festin, vous l’avez amplement mérité. »

Avant de se pencher pour récupérer le morceau de butin provenant de la chasse d’aujourd’hui, Naba adressa un dernier signe de tête à la chasseuse, non sans manquer de la remercier à nouveau et finit par lui dire :

« Au plaisir d’entretenir une nouvelle conversation, aussi agréable que celle-ci, avec vous. »