Ce jour-là, la silhouette de Sungura glissait de paysage en paysage, l'allure presque divine de par cette stature angélique qui la couvait et rendait sa démarche plus gracieuse qu'à l'accoutumer. Silencieuse comme le vent du nord et détendue au possible, l'ex-princesse s'approchait du Cristalac, de ce lieu qui avait su charmer les enfants royaux de Késhia et leur montrer la sévérité de l'eau et de la douceur dont elle pouvait être capable. La féline gris-bleu descendait une pente, alors qu'elle songeait encore aux fois où Choyo avait manqué de tomber malade. Un sourire troubla l'aspect neutre de son visage à cette pensée. Son frère lui manquait terriblement. Mais depuis son départ, elle avait compté les jours, et au plus grand regret du Malheur se trouvait-il que les jumeaux se retrouveraient bientôt : l'année d'exil était bientôt terminée. Elle se hâtait de découvrir Choyo sous un autre visage, l'air plus confiant et fort que jamais, la crinière terminée et parée d'un brun remarquable, les muscles façonnés de sorte à faire de lui le plus puissant des guerriers. Elle avait dû mal à s'imaginer un jour son frère se battre, mais elle aimait bien le considérer et le décrire à la manière d'un héro sorti d'un conte de fées. Et si, au final, les contes pour enfants pouvaient s'avérer véritables ? Ses mirettes bleues crurent apercevoir un grand bassin dans le lointain, gardé jalousement par des pics à glaces et tout autres sculptures propres au Royaume du Nord. Satisfaite, la fille de Késhia sut qu'elle était arrivée à destination. Pourquoi quittait-elle les Sources Chaudes pour le Cristalac ? Elle voulait s'y détendre. Contempler cet endroit charmant, ressasser ses souvenirs avec sa petite famille et faire quelques petites prières à l'attention des Grands Esprits. Elle savait que personne – ou tout du moins, pour le moment – ne la dérangerait et la laisserait faire ce qu'elle avait à faire. D'un autre côté, cette liste de choses à « faire » n'était pas la seule chose qui l'avait poussée à cheminer une telle route : elle allait bientôt fêter ses trois ans, ce qui signifiait qu'elle serait à la première étape de sa majorité et qu'elle devrait bientôt s'ouvrir à tous les recoins du Nord pour en devenir la meilleure Nordique possible. Comment pourrait-elle aider les siens en ne connaissant pas là tout l'étendu de son territoire ? Et même, si elle avait été promise à un destin de reine ? Comment une reine aurait-elle pu régner sur ses sujets sans connaître sur le bout des griffes la totalité des territoires dont elle avait la possession ?

Ses pas la rapprochèrent dangereusement du lac aux propriétés presque magiques. Une odeur familière lui vint aux narines au fur et à mesure de sa progression, et une autre silhouette, proche de l'eau, lui vola royalement la belle vue sur le lieu alors que Sungura s'était cru seule depuis le début. Elle se rapprocha toujours plus, plissant les yeux au passage, curieuse de savoir à qui appartenait cette silhouette traîtresse, presque anxieuse à l'avance d'y reconnaître un Nokosi ou un partisan de Nhormero. Elle ne portait aucune rancune à tous ceux ayant suivi le vieux mâle blanc dans sa révolte contre son père mais il arrivait, toutefois, que certains d'entre eux jouissent dans le malheur de la famille déchue et viennent les enquiquiner alors que l'heure n'était pas aux enfantillages. La demi-Nordique n'interdisait à personne le Cristalac mais espérait néanmoins que l'invité aurait la même obligeance qu'elle. Finalement, arrivés tout proches de l'individu, ses yeux se posèrent plus attentivement sur ses traits, sa corpulence atypique, ce pelage terriblement crème mais pas moins bénite par la pureté des Lions du Nord, ajouté à cela sa carrure parfaitement adulte. Tout ceci lui rappela quelqu'un, un quelqu'un … à qui elle donnait une attention particulière, une curiosité navrée, une gentillesse presque embarrassante. Quand quelqu'un parlait de lui, elle écoutait et songeait. Quand elle le voyait se promener parmi ses semblables, Sungura le regardait discrètement mais pas moins attentivement, espérant que le mâle aurait la bonne idée de la regarder et la gratifier d'un regard positif.

« Menashshesh ? » l'appela-t-elle d'une voix peu audible.

C'était Menashshesh. Un ami d'enfance. L'un des rares qu'elle avait pu avoir avec Yuki, Aiyanna, Choyo et Akshaya. Elle se rappelait bien de lui, l'avait apprécié quand elle était petite puis, du jour au lendemain, le Nordique avait cessé de lui adresser la parole, surtout après l'officialisation du règne des Nokosis et plus celui de son père. Au début, elle avait cru à de l'hypocrisie et s'était sentie terriblement blessée par son comportement ; puis, en grandissant, la femelle avait reconsidéré la situation et s'était dit que son ami avait peut-être cessé de penser à elle parce qu'elle avait dû dire quelque chose de mal, ne pas lui donner une attention méritée ou tout simplement parce qu'il avait des oursons des neiges à fouetter avec sa propre famille.

« Si c'est pour me dire de partir de nouveau en mission ce n'est pas la peine je reste pour ma famille. Vous le savez très bien qu'Isai mon père perd la tête. » déclara calmement le lion sans se soucier de son amie. L'avait-il confondu avec quelqu'un d'autre ?

Les sourcils de la femelle se haussèrent légèrement, surprise. A qui croyait-il parler ? A un garde ? A un Nokosi ? Cette simple erreur lui permit de prendre connaissance de l'affection de Menash envers sa famille et plus particulièrement son père. Le pauvre. Il n'avait visiblement pas de chance.
Un soupir s'échappa de la gueule du Lion du Nord. Il se redressa et pivota en direction de la princesse. Le cœur de l'adolescente se serra, encore paniqué à l'idée que leurs regards se croisent. Elle appréhendait le moment où elle découvrirait la réalité, et aurait droit aux véritables attentions de son ami d'enfance. Inadvertance ? Manipulation ? Elle se garda étrangement calme, face à lui, accompagnée d'un petit sourire mi-tendre, mi-poli. Visiblement confus par cette méprise, Menash ouvrit de grands yeux, surpris de la découvrir à la place de l'un de ses supérieurs. Confusion et surprise donnèrent naissance à un certain embarras qui le poussa à poser sa patte sur sa crinière, précisément là où les poils denses recouvraient sa nuque féline.

« Pa-Pardon je ne savais pas … Je … Ça fait longtemps que tu étais ici ? »

Son embarras tordit son sourire attendri et le rendit plus amusé que jamais. Elle le rassura en gloussant légèrement :

« Rassure-toi, je viens tout juste d'arriver. Et non, je ne compte pas t'envoyer en mission. Je suis désolée pour ton père, tu sais, ça nous arrivera tous à un moment donné ! »

Le Cristalac était étrangement calme. Tout en prenant soin à ne perdre aucune miette de la réaction de son interlocuteur, Sungura en profita pour s'approcher de la rive et plongea sa patte avant dans l'eau. L'eau lui parut plus froide que d'habitude, mais elle n'en fit rien, se contentant de la retirer et de continuer, aimablement.

« Je trouve que le Cristalac est un endroit splendide. Je voulais simplement venir y passer quelques messages à mes ancêtres. C'est très amusant de constater que malgré nos âges, ce lieu soit le seul lac à conserver son immortalité et sa splendeur. »

Ce qu'elle trouvait surprenant, aussi, c'était qu'elle adresse la parole comme si de rien n'était à un lion qui avait cessé de lui faire la conversation depuis un bon moment. Mais ça, c'était un autre jeu d'échecs qui s'y jouait, et elle ne se sentait pas prête d'y poser en première son pion sur le plateau afin d'y officialiser la partie sur les émotions.

Son camarade la considéra de ses billes dorées, sans rien dire. Une expression gênée teinta les traits de son visage face à la plaisanterie de Sungura, chose que la princesse déchue prit avec maladresse et s'abstint de rire nerveusement pour combler sa panique intérieure. Seulement, au moment où elle plongea ses pattes dans l'eau, elle les retira et les déposa sur la neige froide, l'élément maître de leur Nation, alors que Menash s'approchait en silence, s'allongeant finalement sur le ventre, prenant les membres trempés de la femelle afin de les réchauffer dans les siens. Cette scène étonna beaucoup l'intéressée, répondant à son acte par deux yeux ronds et intrigués, suivit d'un petit rire amusé qui pût – au cas où sa réaction aurait effrayé le mâle – taire les craintes et l'incompréhension : Sungura prenait bien le geste. C'était même marrant pour elle, un peu étrange aussi, vu qu'il avait changé du tout au tout en l'espace d'une rencontre. Les choses auraient-elles pu s'améliorer bien avant, si elle lui avait adressé la parole plusieurs mois plus tôt ? Elle ne savait pas vraiment. Toutefois, elle se disait qu'elle aurait pu essayer, juste pour voir.

Le lion hocha la tête à ses dires sur le lac sacré. Il semblait d'accord. La demi-Nordique s'avouait rassurée. Il approuvait ses mots, cela voulait dire que leurs mentalités se rejoignaient et ne risquaient pas de s'affronter dans un duel sanglant. Néanmoins, il ne se contenta pas d'un mouvement de tête pour répondre. Sa voix se prêta à la conversation. Le sourire de la lionne s'accentua légèrement, heureuse de pouvoir la réentendre après tout ce temps à s'éviter.

« Oui … Quant à moi je suis juste venue ici me changer les idées ... » l'informa-t-il, envoyant balader son regard droit devant lui, sur les côtés de son interlocutrice. Il regardait le Cristalac. Sungura trouvait cela plaisant d'avoir les pattes réchauffées par les pattes d'un autre Nordique mais, peu habituée à ce genre de pratique – outre avec Yuki, Choyo ou Akshaya – elle se demanda toutefois quand il cesserait de tenir ses membres, alors qu'il était plié devant elle, comme un serviteur devant sa reine. Elle appréciait la gentillesse de son ami d'enfance, mais elle ne voulait pas se conduire comme la Reine qu'elle ne deviendrait jamais maintenant que les Nokosis l'avaient destitués. Pour les Nordiques, elle n'était pas la princesse, elle était Sungura. Une simple sang-mêlée. Menasheshesh devrait l'apprendre, malgré elle. Un instant, une faible lueur attristée luisit dans ses prunelles de glace. Elle aurait tellement aimé devenir la Reine du Nord … Elle s'interrogeait encore sur la raison pour laquelle ses ancêtres lui avaient arraché son glorieux destin. Quelque chose devait clocher chez elle, ce n'était pas possible.

Fort heureusement, le guerrier se reprit de lui-même. Il se redressa et prit place à côté d'elle, observant le lac gracieux.

« Je suis content de te revoir. Pardonne-moi d'avoir pas était là entant qu'ami ... »

Elle eut beau le regarder avec assistance pour le pousser à la regarder, il n'en fit rien. Il refusait de la regarder. La vue du lac semblait trop belle pour lui. Il s'excusait … Comme si son ami avait lu dans ses pensées, Sungura eut pitié de lui.

« Ce n'est pas grave … Je te pardonne. J'imagine que tu avais d'autres priorités. En tout cas, je suis contente de te revoir de nouveau à mes côtés. »

Elle pardonnait facilement. Comment pouvait-elle ne pas pardonner aux esprits voulant se racheter ? Tout le monde méritait une chance. Les Nordiques, bien que durs avec elle à sa naissance, lui avaient donné une chance de vivre parmi eux malgré son pelage peu fourni. Pourquoi son ami ne mériterait-il pas sa chance, lui aussi ? Il ne lui avait rien fait de mal. Menash poussa un soupir. Sa tête pivota enfin dans sa direction.

« Sungura … J'ai prêté jeune allégeance à ton père. Je sais pas si tu t'en souviens … Mais j'ai l'intention de vous remettre sur le trône de Theluji. C'est vrai que je connais rien en politique ou autres j'étais élevé pour être un guerrier blanc comme Isai mon père comme Schéla mon défunt frère. Mais je respecte les paroles du roi légendaire du Nord au sujet de son héritier Késhia qu'il a choisi pour me succéder.
▬ Toutes mes condoléances pour ton frère. »

Ce fut la première avance qu'elle eut. Sa tristesse pour Menash mourut à l'analyse de ses aveux : il désirait remettre Késhia et elle sur le trône du Nord. Sûrement aurait-elle été gênée si cela avait été une plaisanterie mais bien évidemment, ce ne fut pas le cas. Il était sérieux. La princesse déchue redevint interrogatrice, plus que surprise par ses dires. Elle savait que des Nordiques avaient défendu le rôle de Késhia au Mont Blanc, mais au point de s'en tenir butés jusqu'à aujourd'hui ? Elle était apaisée, attendrie, touchée par la détermination du mâle blanc. Elle aussi, aurait aimé redevenir la princesse du Nord, la future Reine prometteuse que bien des siècles auparavant, les montagnes avaient tant attendu de voir naître. Elle pensait notamment que son père avait toujours été le monarque qu'il fallait aux Nordiques mais que voulez-vous, les Nokosis avaient séduit le peuple.

« Je … Tu … Tu crois toujours en mon père ? Je pensais … que les Nordiques avaient fait le deuil de son règne depuis longtemps. Tu devrais savoir que désormais, ce sont les Nokosis qui mènent la danse. » insista-t-elle, d'une voix néanmoins comblée par la déception. « Ta loyauté me touche, Menashesh. J'aurais aimé que Késhia soit toujours notre Roi et devenir ta Reine plus tard. Seulement, les Nordiques n'ont pas l'air de supporter la royauté et préfèrent un pouvoir partagé à plusieurs. Je … Je suis désolée. Je ne pense pas que c'est parce que c'est toi que cette quête est impossible, mais je pense que n'importe quel Nordique, même moi, ne pourrait pas faire changer d'avis tout un peuple. »

Elle espérait ne pas blesser son compagnon du jour. Il avait les capacités requises pour faire tout ce qu'il désirait entreprendre mais, en ce qui concernait la royauté … Sungura regrettait son statut d'Unique mais la vie avait décidé d'accorder ce privilège à d'autres.

La loyauté et la détermination du fils orphelin étaient néanmoins surprenantes et, en même temps, porteuses d'un espoir qui pourrait bien un jour renaître au fin-fond du cœur de la princesse déchue. Si son ami pensait toujours, malgré leur ancienne relation à distance, que la royauté valait mieux qu'un stupide conseil, alors se pouvait-il que d'autres personnes le pensent elles aussi dans l'ombre ? La fille de Késhia ne savait pas vraiment comment prendre la chose et si elle ne se voilait pas la face depuis le début de leur conversation. Après tout, son père avait été destitué car la majorité des Nordiques s'était mise du côté de Nhormero. Peut-être la donne était restée la même depuis son enfance et qu'elle s'engageait dans un rêve empoisonné, en fin de compte ...
Menashesh lui apprit que son frère était mort à sa naissance et qu'elle n'avait donc pas à s'inquiéter avec des condoléances. Elle lui sourit doucement, affichant ce sourire qui exprimait à la fois douceur et tristesse. Il avait beau lui dire que son frère était mort naturellement et sans souffrance qu'elle trouvait cela tout de même assez triste, puisqu'un frère restait un frère. Comment aurait-elle réagi si Choyo était mort à la naissance ? Elle aurait été tourmentée longtemps et se serait souvent demandé pourquoi ses ancêtres lui avaient laissé la vie sauve et pas à son faux jumeau. Quoiqu'il en soit, l'heure n'était plus au désarroi : le mâle blanc s'avérait désormais aussi déçu qu'un enfant face à la réaction hésitante de la lionne quand elle ne se montra que peu enthousiaste à l'idée de retrouver son trône. Qui l'aurait été, de toute façon ? Elle était certes naïve mais ce sujet-là dépassait les limites de son innocence. L'espoir affluait en elle mais, chaque jour, le regard de certains Nordiques – et en particulier celui des Nokosis – la lui soufflait comme une traînée de sable dans le Grand Désert. Comment pourrait-elle retrouver sa couronne si plus personne ne voulait de sa famille aux commandes des Montagnes ? Elle n'avait ni fidèles, ni de raisons à pousser les Nordiques à la mutinerie. Pourquoi créer des tensions quand celles-ci, anciens fardeaux du Clan, commençaient à se calmer ?
On lui avait toujours appris à jouer la fille sage devant les grandes personnes. On lui avait toujours appris à se taire, à sourire aux anciens. Pour protéger sa famille des représailles.
Les prunelles dorées de Menashesh s'ancrèrent dans les siennes, bleues comme les rivières du Nord. Malgré la déception et la nervosité, elles affichèrent une détermination plus solide que jamais.

« Trouvons alors des lions qui partagent avec nous nos idées. »

Il ne semblait pas vraiment abattu par sa réponse. Il était buté. Elle n'aurait su dire si elle voulait en rire ou s'en attrister. Il était un peu comme elle, quand elle était jeune, assurée qu'elle serait la meilleure Reine du Nord et que rien ni personne ne pourrait lui voler son héritage.

« Comme qui ? »

En vérité, elle n'avait pas beaucoup parlé de l’événement du Mont Blanc avec beaucoup de personnes. Il n'y avait rien de bien passionnant à raconter qu'on avait tout perdu et qu'il ne nous restait que les yeux pour pleurer. Peut-être ses amies auraient-elles un avis favorable devant ce sujet ? A cette pensée, les yeux de la femelle gris-bleu s'assombrirent un peu. Elle n'arrivait pas à prévoir les réactions de Yuki, Zohra et Aiyanna. En revanche … Son doute se transformait en inquiétude quand venait le moment où Akshaya s'immisçait dans son esprit. Que pourrait-elle bien penser de tout cela ? Elle était, après tout, divisée entre deux partis : celui de son amie, qu'elle avait toujours protégée contre vents et marais, puis celui de Nhormero, son nouveau professeur, qui lui enseignait l'art de la survie. Sungura n'avait jamais vraiment vu cette nouveauté d'un bon œil, effrayée qu'elle était de perdre sa protectrice à cause des propos du vieux mâle qui avait convaincu tout un peuple de se retourner contre la famille royale. Il n'était parti de rien, mais ses talents d'orateur et de persuasion étaient difficilement négligeables.

« Si quelques lions te … enfin, nous suivaient dans nos idéaux, que ferais-tu donc ? »

La petite princesse enfouie dans le cœur de la princesse déchue répondait à la place de l'adolescente brisée. Mais Menash devrait savoir que, quoiqu'il arrive, même si ses intentions jouaient en sa faveur, elle ne pourrait pas le pousser à faire des actes ignobles ou le laisser semer la discorde au sein des Nordiques pour une question de point de vue. Cette conversation était avant tout basée sur le pacifisme, la sécurité et le bien-être de tous. Si l'une de ces conditions n'était pas respectée, alors il se pourrait qu'elle chasse à tout jamais cette idée de redevenir la Reine du Nord un jour.

Était-ce simplement possible de changer les choses ?

L'allure si déterminée et fière du Guerrier Blanc s'affaissait. Il ne paraissait plus autant solide que cela, dès à présent. Où était-ce Sungura qui se faisait des idées ? Elle ne savait pas vraiment. Sa bouche demeura cousue, le temps que son ami lui trouve une argumentation ou tout simplement une réponse. La réalité le frappait-il enfin ? Avait-elle eu tort de penser pouvoir reprendre son héritage en main ? Ce fait était quelque peu décevant mais la féline gris-bleu ne pouvait s'empêcher de s'en réjouir pour lui. Non pas qu'elle était lâche, trop effrayée pour se dresser aux Nokosis ou autres, loin de là, son seul intérêt s'éprouvait dans la protection et le bien-être du fils du Nord. Avait-elle envie de le mettre en danger en le laissant se frotter à la politique ? Nullement. Il était un ami, et avant tout, un camarade Nordique. Chaque camarade devait veiller sur les uns et autres, au péril de sa vie. Et autant la fille de Késhia se morfondait sur son triste sort, autant elle n'en désirait pas de même pour Menashsheh. Quoiqu'il en soit, elle attendit, curieuse de connaître les nouvelles pensées du grand garçon.

« Je t'obéirais, mes pattes, mes crocs te serviront jusqu'à la mort. J'agirais selon tes ordres et à ceux de ton père ... » lui jura-t-il dans un soupir, s'asseyant près d'elle.

L'allégeance qu'il avait prêtée au défunt Roi Késhia. La sœur de Choyo lui sourit tendrement, touchée par l'acte symbolique du mâle. Devait-elle lui demander de ne plus jamais sacrifier sa vie pour une femelle qui ne le méritait pas ? Qui n'avait pas la priorité de survie sur les autres ? Non. Elle le peinerait. Autant attendre et voir comment les choses se profileraient à l'avenir. Le silence de la princesse se fit ressentir, comme elle n'avait rien à lui dire. Ou presque.

« Merci d'être là pour moi et mon père, Menash' ... Tu es un guerrier admirable. » ne put-elle s'épargner de faire remarquer. Les Lions du Nord comme lui commençaient à s'éteindre. Autant profiter des derniers représentants de son « espèce » honorable avant de contempler le règne des Nokosis en train plonger les montagnes dans l'ombre. « Ça fait un bon moment que nous n'avons pas parlé ensemble. Que deviens-tu ? As-tu eu de nouveaux projets – outre celui dont nous venons de parler – depuis notre enfance ? As-tu vu certaine de tes relations évoluer ? »

Il n'en demeurait pas moins que la princesse déchue était une éternelle curieuse. Il était temps de parler d'autres choses. L'évolution de son ami ? Des informations sur le mâle aux prunelles dorées avaient-elles échappé à la fille de l'ancien Roi, depuis tout ce temps ?

Le valeureux soldat parût comprendre ce qu'elle essayait de faire et n'en insista pas davantage ; le poitrail gonflé, il énuméra un peu tout ce qu'il fallait savoir sur lui, comme si nul n'avait jamais parlé de la couronne Nordique et de l'arrivée du Conseil Blanc jusqu'à maintenant :

« Tu sais que je suis un sentinelle. Je pars souvent surveiller les frontières de notre territoire et sinon quand je suis chez moi je m'occupe de mon père avec ma sœur comme ma mère n'est plus toute jeune non plus. »

La femelle aux reflets bleutés hocha la tête, se remémorant sans mal le visage du père, de la sœur et de la mère de Menashshesh. Son cœur se serra à la simple pensée que cette vieille Nordique finisse par mourir un jour, abandonnant ainsi ses enfants à une vie débrouillarde parmi les autres Lions du Nord. Sungura essayait de ne pas y penser, mais c'était trop fort pour qu'elle ne réussisse à négliger trop longtemps ce souvenir douloureux et ce sentiment de perte qui n'avaient jamais su se déloger de son cœur : chaque fois qu'un parent Nordique mourrait, la jeune se rappelait de la mort de Suki et des conséquences que cela avait engendrées en elle. Elle avait très mal au cœur, rien qu'à y penser.

« Je suis toujours proche de ma sœur comme encore à l'époque si tu te souviens … Je sortais souvent de notre tanière avec elle et même maintenant on n'arrête pas de se taquiner … de passer des moments géniales entre frère et sœur. »

Encore une fois, les propos du mâle blanc lui rappelaient bien de ses propres souvenirs ; ses jeux avec Choyo, leurs rigolades, leurs disputes, la solidarité qui les avait longtemps liés face à l'adversité alors qu'ils n'étaient que des enfants. Maintenant, le Prince du Nord se débrouillait comme il le pouvait en terres hostiles, loin de la caverne familiale qui l'avait vu naître. La fille de Késhia se força à chasser cette nostalgie qui prenait de plus en plus d'ampleur sur elle, par crainte de gâcher le bonheur de Menashsesh. Lui était heureux, après tout. Et c'était suffisant pour qu'elle en fasse autant.

« Pardonne ma sœur qui s'éloignait de nous quand on jouait ensemble … Dina était très timide, elle aurait voulu jouer aussi avec nous, mais ton rang à l'époque faisait qu'elle n'avait pas osé. »

Il riait innocemment, tandis que Sungura redressait temporairement les oreilles, les yeux ronds de surprise : sa sœur avait toujours voulu jouer avec eux ? Pourtant … Pourtant, la princesse déchue avait cru le contraire, à l'époque. Elle avait toujours pensé que son sang bâtard avait posé problème à la jeune Nordique, tout comme à tous les autres jeunes de leur génération. Entre l'éducation des parents et la pression exercée par le futur Conseil Blanc, elle s'imaginait bien le manque indéniable de choix que l'on proposait pourtant aux enfants. Toutefois, elle demeurait rassurée de voir qu'une lionne en plus ne lui voulait aucun mal.

« Enfin bref, comme dit je ne vois presque plus personne … J'attends de revoir certaines têtes quand je serais totalement disposé comme aujourd'hui. » Il lui fit un clin d’œil. « Maintenant, je te retourne la question. »

Mine de rien, leurs passés se ressemblaient. Elle s'en était déjà doutée à l'époque, pour sûr. Mais … pas à ce point, pas au point que le guerrier soit isolé des autres tout comme elle. La demoiselle ne voyait pas souvent ses amis et encore moins sa famille. Tout le monde finissait par changer et par prendre des chemins différents.

« Je comprends beaucoup cette sensation de solitude qui te sépare des autres, Menash … Depuis que ma maman a succombé à la maladie, l'ambiance des Sources Chaudes a terriblement changé. J'ai l'impression que quelque chose s'est brisé au sein de notre famille, tout comme dans mon cœur. Mon père assiste beaucoup les Nokosis et mon frère est, depuis longtemps, parti en exil afin d'honorer la tradition de nos prétendus ancêtres Jangowas. » Elle trouvait cette tradition stupide et élitiste, mais bon, ce ne serait pas elle qui pourrait convaincre les Jangowas d'agir autrement. « Quant à nos amis, ils grandissent et prennent des directions différentes. Ça me fait de la peine de ne plus pouvoir demander des contes à Yuki comme avant, par-exemple. Elle m'a l'air … absente. Akshaya, c'est pire. Elle s'entraîne avec cet imbécile de Nhormero. »

Ponctué de légèreté, la princesse l'avait dit. Cet imbécile de Nhormero. Pouvait-on croire à de la jalousie venant de la demi-Nordique ? Pas vraiment. Akshaya faisait ce qu'elle voulait, elle avait le droit de devenir l'amie de n'importe qui du moment qu'elle ne se mettait pas en danger. Mais, ce Nhormero, Sungura ne le sentait pas. Quelque chose de dérangeant avait émané de son être au cours de la destitution de Késhia, un quelque chose qui perdurait même après avoir fondé le Conseil Blanc. Elle ne l'aimait pas. Il avait détruit une famille, et certainement des valeurs invisibles, profondément ancrés dans chaque Nordique de ce pays sans que nul ne s'en rende compte.

« J'espère que l'avenir nous sera plus clément. As-qui tiens-tu le plus particulièrement, au sein des Nordiques ? » demanda-t-elle alors, légère et un peu innocente, angélique. Cette question n'avait rien d'un piège, elle se questionnait vraiment. Outre sa famille, bien évidemment. A qui tenait-il le plus, si ce n'est ses relations de sang ?

« Il y a plusieurs lunes, pendant mon tour de garde, j'ai croisé Akshaya enfin elle m'a pris par surprise toute enjouée à l'idée de partir dans les montagnes en louant les forces de Nhormero et de ses capacités pour l'entraîner. » en profita-t-il pour lui confier.

Les prunelles légèrement écarquillées, Sungura prit garde à ne pas trop montrer son désarroi face à Menashshesh. Elle n'était pas encore complètement sûre de savoir ce qu'elle ressentait vraiment après avoir pris conscience du fait que l'une de ses amies comptait se tuer dans les montagnes pour la simple et bonne raison que Nhormero l'avait bien entraînée. D'accord, il se débrouillait bien au combat, mais cela ne voulait pas dire non plus qu'il était un dieu tout-puissant ! Peut-être irait-elle lui parler dans les jours à venir … de ce fameux entraînement, avec Nhormero.
Fort heureusement, Menashsesh vint lui attraper la patte et la tirer de ce monde sinistre où elle s'immisçait progressivement, malade à l'idée de perdre son amie pour des valeurs illusoires. Pour une fois, elle préférait parler d'autre chose que des choix douteux d'Akshaya. Elle aurait tout son temps pour lui en parler avant qu'elle ne commette une grosse bêtise. Le mâle s'assit non loin de la belle demoiselle au pelage d'argent, la queue enroulée autour des pattes.
Quand Sungura lui demanda les noms des personnes que son ami portait dans son cœur, il lui répondit, doucement :

« A toi. Tu es mon amie. »

Les yeux de Sungura brillèrent. Même si elle s'en doutait, et même si elle éprouvait la même affection vis-à-vis de son ami, elle ne pouvait que se résoudre à prendre plaisir à l'entendre de sa propre bouche. Un ronron satisfait s'arracha de sa gorge.

« Juste à moi ? » s'enquit-elle, amusée. Elle se doutait bien qu'il devait aimer d'autres personnes, telles qu'Akshaya, Dina, ou … autres. Cette remarque était sa façon de lui faire comprendre qu'il manquait des noms à la liste – enfin, c'est ce qu'elle pensait – et qu'elle avait bien envie de les entendre. « Moi aussi je t'adore, Menashshsesh. » sourit-elle.

Elle adorait les contacts affectueux. Alors, pour bien le montrer, elle se rapprocha un peu plus du guerrier et frotta sa tête contre la sienne, à la fois amusée et ronronnante. Ce contact ne dura même pas une à deux minutes, ou moins si Menashshesh désirait y mettre un terme rapidement.
Après quoi, la demi-Nordique se décala, se redressa et s'ébroua légèrement. Elle s'adressa sans plus attendre à son ami.

« Tu as quelque chose à me montrer au Cristalac ? Sinon, je pourrais te proposer de remonter et de retrouver les nôtres. Mes pattes vont, je pense, finir par se congeler ! » plaisanta-t-elle, le regard malicieux.

Tout comme elle, Menashsheh se laissait entraîner par l'amusement et la joie. Son sérieux s'effritait à mesure que son sourire soutenait celui de la princesse et reflétait là une part d'innocence irréelle et clairement calculée ; son rire accentua l'échange et les taquineries qui le liaient à son amie d'enfance, effaçant les rancunes et le temps passé à s'éviter. Sungura était heureuse d'avoir retrouvé un ami en Menashshesh. Elle avait la conviction que son soutien lui servirait à l'avenir, que ce soit dans les moments durs ou face à des crises inévitables.
Pendant ce temps-là, le guerrier Nordique se défendait face à l'insistance dit « innocente » de sa camarade qui désirait connaître le nom de ceux qu'il aimait. C'était une question purement innocente et bienveillante, bien évidemment. Jamais ne chercherait-elle à le nuire de quelconque façon alors qu'elle avait déjà bien assez de soucis comme ça dans sa vie.

« Rho bien sûr que non ... » assura-t-il. Il reprit de façon douce et lente : « Ak … sha … ya.
▬ Tss ... »

Ce n'est une surprise pour personne ! Songea la femelle gris bleu, sans se départir de son sourire pleinement satisfait. Menashshesh ne voulait vraiment pas lâcher l'affaire. Ne retenait-il pas plus de monde que cela dans son cœur ? Ou désirait-il simplement la faire marcher un peu et lui garder la surprise pour plus tard ? Quoi qu'il en soit, la fille de Késhia ne s'avouait pas vaincue : son ami avait beau être têtu, il devait cependant oublier que celle qui aurait dû devenir sa Reine l'était elle aussi, voire plus encore. Ce n'était que partie remise. On ne défiait pas impunément Sungura.

« Non je n'ai rien à te montrer … Viens rentrons. » concéda Menashshesh.

Sungura hocha doucement la tête et rejoignit bien vite son camarade qui s'éloignait déjà du Cristalac afin de retrouver les leurs. La sœur de Choyo se hâtait de retrouver la chaleur des Sources Chaudes et le visage tant familier et tendre de son père qui pourrait, avec un peu de chance, se détacher des Nokosis pendant quelques maigres heures. L'adolescente en profita pour taquiner son ami, lui tirer les oreilles, insister sur les noms de tout à l'heure, lui poser des tas de questions, et tout un tas de trucs dans le genre …
Comme d'habitude, quoi.
Au final, cette journée n'était pas aussi désastreuse qu'elle le pensait ...