La nuit tombait lentement sur la savane et avec elle s’annonçait le départ de l’astre solaire. L’horizon avait déjà englouti l’étincelle de ce dernier mais persistait encore dans le ciel une lueur rosée qui se mêlait à l’obscurité du soir. Quel beau spectacle, qui aurait cru que deux natures fondamentales opposées s’uniraient si bien. Apaisée par cette contemplation céleste, la reine dorée demeura longuement au sommet du rocher sans se lasser de cette vue bienfaisante. Tout lui semblait si insignifiant face à un tel spectacle mais si le présent et ses préoccupations était absent de ses pensées, le temps, lui, défilait inéluctablement aux yeux de la lionne dont elle-même n’avait pas été épargnée. Son corps avait vieilli, Kuzali n’avait plus tout cette dynamique d’antan mais pour autant, sa grâce semblait éternelle. L’air nocturne caractérisé par cette brise fraîche vint lui porter une tendre caresse à laquelle la femelle ronronna. Quel apaisement.

Des miaulements qu’elle ne connaissait que trop bien vinrent la tirer de ses rêveries. Awena, Azaan et Ahva entraient tous trois dans la caverne aux côtés de leur père et appelaient gaiement la lionne pour qu’elle les rejoigne. Celle-ci soupira doucement pour se redressa, prête à les rejoindre lorsqu’une voix l’interpella. Immédiatement, la féline tourna la tête vers celui qui l’appelait. Loin de se douter des confidences prochaines de son fils aîné, Kuzali le suivit sourire aux babines jusqu’au bord du promontoire.

Etrangement, il fuyait son regard. Suspicieuse mais loin de se douter de son tracas, la lionne dorée attendit patiemment que le jeune mâle se confie à elle. Quelle pensée lui donnait un air si grave ? Comme la foudre qui s’abattait soudainement, Sadaka lui confia partir à l’aube. Sa mère n’avait pas besoin de davantage de mots pour comprendre que ce n’était là une simple ballade. Il partait.

Décontenancée par ces dires soudains, Kuzali fut bien heureuse que son fils n’ait croisé son regard tant la tristesse s’empara du sien. Sadaka, son fils, son bébé, le roi de son cœur la quittait. Elle-même incapable de soutenir son regard si le lion venait à la regarder, la lionne se tourna vers l’horizon pour cacher sa peine. Ce paysage qui auparavant l’avait apaisé lui paraissait maintenant si grand de danger. Il partait. Ses mots résonnaient douloureusement. Kuzali pensait être prête pour ce grand jour mais elle ne pouvait cacher sa peine à ce sujet. A l’aube… C’était si tôt. Naïvement, elle avait cru que son fils avait fini par trouver une sorte de compromis sur Prideland mais elle n’avait fait que se voiler la face. Il ne serait jamais heureux ici, elle devait le laisser partir.

Sadaka était ce dernier vestige d’une époque révolue, un temps de paix et d’amour où la lionne n’avait eu à se soucier d’autre chose que de son fils et de sa famille rouge. Un temps où Samekh était encore présent, où aucun peuple ne dépendait d’elle ni même un roi. Un temps où elle était libre d’être la lionne qu’elle souhaitait mais comment pourrait-elle lui demander de rester pour entretenir ce souvenir heureux alors que lui-même avait besoin de partir pour comprendre ce bonheur ? Elle retint un soupir.

« Où comptes-tu aller ? »

Sa voix semblait lointaine, la lionne tâchant tant bien que mal de lui cacher son désarroi. Elle ne voulait pas influencer son choix sachant d’ores et déjà qu’elle était la seule raison qui l’avait retenu si longtemps sur ces terres. Il était temps que son petit oisillon vole de ses propres ailes, il était temps qu’il quitte le nid. La poitrine serrée, la lionne dorée demeurait le regard perdu dans l’infinité de la savane. Où irait-il, que deviendrait-il et le reverrait-elle ? Mille et une question assaillaient l’esprit tourmenté de la reine.

L’obscurité de la nuit ne serait être éternelle et pour la première fois de sa vie, Kuzali redoutait que le soleil se lève.

L’ombre du lionceau devenu mâle s’approcha d’elle et sans soustraire son regard au vaste horizon, il se vint se serrer contre elle. Kuzali retint un soupir. C’était doux et tendre mais également déchirant. Il n’était plus ce petit lion qui venait se blottir contre son poitrail quand le monde le peinait, c’était lui désormais qui se tenait au-dessus d’elle comme un roc protecteur. Ce n’était pas des adieux, disait-il. La lionne dorée aurait aimé lever son regard vers le sien pour s’imprégner de sa véracité mais il lui manquait encore la force. A défaut de constater, elle ne pouvait que le croire.

« La question n’est pas où je vais mais ce que je quitte enfin. Tu le sais mieux que moi, tu me connais mieux que je ne me connais moi-même. J’ai essayé de te suivre dans cette vie dont je ne voulais pas. Je l’ai mal fait. Oscillant entre l’envie de m’intégrer et une vraie rancœur pour ce peuple que je n’accepterais jamais vraiment. Je sais que tu dois avoir une impression de déjà-vu, cette conversation devient redondante… Tu as été patiente avec moi, mais moi je ne le suis plus assez. Je vois ma vie défiler sans que je puisse n’avoir aucune emprise. Je me perds ici, je ne sais qui je suis, ce que je veux et ce que je vaut. N’ai plus peur pour moi, aujourd’hui je suis grand et fort et saurais me débrouiller. »

Son cœur était douloureux. Elle ne pouvait que lire la détresse dans la voix de son fils, il avait besoin de partir et aujourd’hui sa décision était prise. Elle ne pouvait le retenir indéfiniment. Doucement, il lui offrit une étreinte protectrice. Sans mot dire, Kuzali se laissa aller contre ses crins sombres et songea combien son petit avait grandi. Un filet d’air chaud s’échappa d’entre ses babines tandis que la lionne contemplait l’obscurité. Le ciel était empli d’étoiles.

Kuzali était pour beaucoup une icône de droiture, de force et de persévérance mais comme tous, elle saignait et beaucoup de son sang avait coulé. Trop peut-être. Elle n’était pas sans peine ni sans chagrin et depuis la mort de son mentor, son cœur n’était cessé de pleurer. Sadaka, son précieux fils, avait toujours été celui qui insouciamment était venu sécher ses pleurs. Sa seule présence, son regard empli de doute et d’amour, son rire grave et son sourire si parfait. Elle l’aimait plus que tout au monde, plus qu’elle ne pourrait jamais aimer ses autres enfants. C’était son fils, le roi de son cœur.

Elle songeait à ses mots tandis que son regard doré contemplait les étoiles. Il disait vrai, elle le connaissait mieux que quiconque, elle connaissait son cœur. Sadaka ne pouvait être heureux ici, elle l’avait sincèrement espéré mais ses prières n’avaient pas été suffisantes. Résolue, elle lui dit enfin :

« Reviens-moi grand, fort et accompli. Reviens en sachant qui tu es, ce que tu veux et fier. Je serais là à ton retour, je t’attendrai et chaque instant tu sentiras mon amour près de toi. »

Accentuant la pression de son corps contre celui du lion, elle le câlina férocement mais paradoxalement avec beaucoup de tendresse. Kuzali ne souhaitait que le bonheur de son fils et s’il avait enfin trouver un moyen d’y parvenir, elle ne pouvait que l’encourager. C’était sa bénédiction.

Elle découvrait avec bonheur cette étrange sensation que d’être entouré de la sorte par l’ombre de son fils qui dominait sans difficulté son corps doré. Il était grand, immense et sa musculature n’avait fait que prendre de l’ampleur au même rythme que ses crins. Ce n’était plus un enfant mais un adulte. C’était elle qui désormais se sentait protéger entre ses pattes. Fermant les paupières, la lionne se prit à songer avec nostalgie combien son corps était similaire à celui de son père. Surprise d’une telle pensée, elle rouvrit pressement son regard et soupira. Elle-même cherchait encore des réponses.

Suspicieuse et inquiète comme l’était toutes les mères, Kuzali n’avait pas été sourde aux non-dires de son fils. Il ne lui avait donné nul lieu vers lequel porter ses songes. Elle devina bien vite qu’il ne souhaitait lui en dire plus et accepta sa décision. Simplement, elle se rappela une vieille coutume de son peuple et lui trouvant une bonne résonance au moment présent, elle conta cette histoire à son fils :

« Une tradition de nos ancêtres veut que lorsqu’un lion doute de lui, assez pour remettre en cause son existence et ne sachant quelle direction empruntée, il doit partir au-delà du Lagon Oublié. Passé le Canyon de la Météore, se cache un lieu des plus sacré dont peu connaissent le chemin : le Bassin sous la Comète. Ceux qui cherchent des réponses se perdent dans ses entrailles et plus qu’un voyage, il se découvre eux-mêmes et lorsque les questions n’en sont plus, ils reviennent parmi les leurs, éclairés. »

Très jeune enfant, Kuzali avait eu la chance de découvrir ce lieu - privilège royal -. Cette beauté, elle ne l’oublierait jamais. Si elle n’avait pu déceler le côté spirituel du voyage, la jeune princesse avait brillé d’admiration devant ces sentiers oubliés de tous, creusé dans la falaise puis ces passages rocheux qui les éloignèrent de toute civilisation pour finalement les éconduire face à un bassin luisant de mille étoiles. La lune, anormalement brillante et imposante, se reflétait telle une déesse dans la surface aqueuse. Ce spectacle avait marqué son esprit à jamais.

Soupirant de grâce, la lionne dorée souffla à son enfant ces quelques mots :

« J’espère que tu trouveras ton Bassin sous la Comète. »

Alors, Kuzali dressa lentement son menton puis le cou tendu, elle le dévisagea enfin. Son regard trahissait sa peine de voir son fils partir mais on pouvait également lire la fierté d’une mère, tout son amour et son inconditionnel dévouement. Elle avait peur, peur de vivre sans lui, de ne pas savoir si son petit avait besoin d’elle, qu’il se blesse ou ne rencontre de mauvaises personnes… Elle était terrifiée par cette nouvelle aventure mais n’aurait su retenir son fils plus longtemps. Il saurait vivre sans elle et elle devrait apprendre à vivre sans lui. Ce n’était pas ses adieux mais ces au revoir rendait le cœur de la lionne terriblement lourd.

Leur étreinte était forte mais tendre. Ce lien qui les unissait était très puissant et jamais encore leur route n’avait été séparée pourtant le voilà, fier adulte qui ne demandait qu’à déployer ses ailes. Comment l’en empêcher, ce serait trop injuste. Malgré la peine de son départ, la vieille lionne dorée plongea son regard doré dans le sien identique qu’elle lui avait offert à sa naissance. De sa tendresse éternelle la femelle lui sourit avec douceur, l’encourageant à trouver à son tour son Bassin sous la Comète. Elle était fière de lui, de ce qu’il était devenu et combien il avait affronté courageusement la vie qui n’avait jamais été tendre avec lui.

Sensible à la peine que ressentait sa mère, le mâle lui confia son amour inconditionnel qui toujours le ramènerait vers elle. Ses paupières se plissèrent et son sourire s’élargit. Un fils qui fait verser des larmes à une mère peut seul les essuyer. Déposant sa tête contre la crinière du mâle, Kuzali huma passionnément son odeur.

« Je t’aime mon précieux fils, roi de mon cœur. Je serais avec toi à chacun de tes pas. » lui souffla-t-elle avec chaleur tandis que l’image du petit lion ébène assoupi contre ses flancs lui apportait de doux songes. « Bon voyage. »

Se dégageant enfin de son étreinte protectrice et tendre, Kuzali observa avec soin chacun des traits de son visage bien qu’elle les connaisse déjà par cœur puis déposa avec précaution une lèche sur son front, comme lorsqu’il était enfant. Son sourire demeurait aussi éclatant même sous la lune et plutôt que de se laisser abattre par le chagrin, la lionne dorée savourait cet instant où Sadaka était encore son précieux bébé. Son garçon partait mais ce serait un lion qui lui reviendrait. Elle ne pouvait qu’être fière et prier toutes les étoiles du ciel pour que son voyage soit preux et sauf.

Coupés du monde qui les entourait, plongés dans leur précieuse bulle invisible mais inébranlable, mère et fils observèrent silencieusement le spectacle nocturne tandis que leurs cœurs battaient à l’unisson.