Uzazi chassait quand elle avait appris la nouvelle. Elle avait prévu une petite chasse matinale en solitaire, heureuse de retrouver des sentiers connus, même si les proies restaient peu nombreuses sur Prideland. Hélas, tout ne s'était pas déroulé comme prévu, loin de là... Elle qui n'avait pas chassé depuis longtemps avait reçu un cruel rappel de son âge, et la chasse s'était soldée sur un échec. Ou du moins l'aurait-elle fait s'il n'y avait pas eu ce bouleversement dans la matinée...

Maintenant, elle courait. Comme si la vigueur de sa jeunesse lui était revenue en force, elle filait comme le vent – du moins était-ce ce qui lui semblait.
Fébrile, une folle peur dans le cœur, elle se sentait bien incapable de marcher posément et dignement jusqu'à sa destination, le Rocher de la Fierté. Alors que son âge plus qu'avancé la poussait généralement à rester couchée dès que cela lui était possible, et l'handicapait de plus en plus fortement, en cet instant précis elle se sentait pousser des ailes. Ses muscles la tiraient, sa respiration hachée lui brûlait la gorge et pourtant elle refusait de ralentir. Elle gardait le regard fixé droit devant elle, sur l'imposante silhouette du Rocher qui grossissait de seconde en seconde, de foulée en foulée. Ses yeux emplis d'espoir ne contenaient aucune ambiguïté quant à ses sentiments et à l'espoir qui lui dévorait l'âme: on aurait pu lire en elle comme dans un livre ouvert. En même temps, les oreilles rabattues sur le crâne, elle tâchait d'ignorer l'angoisse qui lui étreignait le cœur.
Et s'il n'était pas là? Et si tout cela n'était qu'une cruelle farce? C'était insensé, la femelle gris sombre le savait, et elle s'efforçait de faire taire ces voix irraisonnées dans sa tête. Mais comment croire à cette incroyable nouvelle qu'était la visite d'Azari dans son clan natal, duquel il avait été banni des années plus tôt? Cela lui paraissait tellement irréel, tellement beau, que la vieille lionne au poil sombre avait peine à admettre la vérité. Il n'en était pas moins que prévenue par un membre du clan, elle avait aussitôt laissé tomber toute idée de chasse et avait filé ventre à terre, l'urgence au cœur.

Enfin elle touchait au but. Elle saurait bientôt. Quelques douloureuses foulées qu'Uzazi supporta les crocs serrés, et enfin elle se trouva devant deux mâles de belles carrures. Elle s'arrêta brusquement en dérapant, soulevant un nuage de poussière, le souffle court et le cœur battant à tout rompre, prêt à craquer. Une émotion indicible s'empara d'elle à la vue de son enfant, son enfant, qui avait tant grandi depuis leur dernière rencontre, qui avait maintenant la fière allure de son père et de son demi-frère en face de lui!
Sans attendre une seconde de plus, sans se soucier de la discussion qu'elle était peut-être en train d'interrompre, elle se jeta en avant et enserra Azari, bien vivant, en chair et en os, avec la chaleur propre aux vivants, de toute sa force et de toute son âme.
Alors quelque chose en elle céda, elle lâcha prise sur ses sentiments et ses yeux jusque-là restés secs furent envahis de larmes. Son regard brillait tant de sa forte émotion que des larmes qui l'avaient empli, et son sourire était si grand et si sincère qu'elle avait du mal à parler. Quant à ses joues, elles étaient ruisselantes de larmes qui s'enfuyaient de ses yeux et mouillaient la crinière de jais d'Azari.

- Mon fils, articula-t-elle tout bas avec difficulté. Sa voix rendue rauque par la course et l'émotion se brisa sur ce mot.

Fermant les yeux avec force, elle n'en serra que plus fort son enfant, son tout-petit enfin adulte. Son étreinte n'était guère puissante, au vu de sa vieillesse et de ses membres frêles; n'importe quel lion un tant soit peu vigoureux aurait pu la rompre; mais elle recelait tout l'amour d'une mère pour son fils à qui elle avait consacré et aurait sacrifié toute sa vie.
Enfin elle rompit délicatement l'étreinte et s'écarta doucement, tout en restant proche d'Azari. Elle l'observait avec des yeux emplis d'amour et de bonheur. Il était si beau, si adulte... Sa carrure n'avait guère à envier à Kumpa, et ses yeux dorés lui rappelaient Farao avec force.
Il était vivant. Il était bel et bien là, devant elle. Après des mois sans lui, des mois à prier les Grands Esprits qu'ils survivent à la Seconde Guerre contre les Nyeusis et qu'elle le revoie une toute dernière fois, elle le retrouvait enfin.

La voix de Kumpa la ramena brusquement à la réalité et elle recula de quelques pas, mortifiée. Venait-elle vraiment de se jeter entre le roi et son interlocuteur? La hâte de revoir son fils lui avait ôté toute réserve et toute capacité de réflexion, de toute évidence. Comme elle s'en voulait d'avoir ainsi importuné le lion doré!

- Je suis désolée, Kumpa... Je ne voulais pas interrompre votre conversation, s'excusa-t-elle avec gêne. Elle était bien plus âgée que lui, mais enfin, on n'interrompait pas les conversations des gens comme ça, et surtout qu'il s'agissait du roi, la conversation devait être importante!

Mais avant qu'elle ait pu s'expliquer ou s'excuser davantage, le roi prit la parole. Ses mots stupéfièrent Uzazi au-delà de toute attente. Elle ne s'était absolument pas attendue à cela...

- Azari est aujourd'hui un Pridelander à part entière, je compte sur toi pour lui apprendre tout ce qu'il y a à savoir sur Prideland, avait-il dit avant de s'éclipser, laissant seuls les deux lions gris.

Avait-elle bien entendu? Azari était un Pridelander? Kumpa avait intégré Azari à Prideland? Comment était-ce possible?
La nouvelle était tellement incroyable que la vieille femelle resta quelques secondes sans voix, les yeux écarquillés. Comment le sujet était-il arrivé? Qui en avait parlé le premier? Était-ce Azari qui avait pris l'initiative? Finalement, Uzazi recouvra son souffle, ou du moins une partie. Ses yeux s'humidifièrent encore et elle dut cligner des yeux pour chasser quelques larmes qui brouillaient sa vue.

- Mère... La voix d'Azari, elle aussi changée depuis leur dernière rencontre, n'en était pas moins extrêmement émouvante pour sa mère. Elle reconnaissait bien ce timbre, cette inflexion particulière qu'il avait... Malgré tout le temps qui avait passé, elle aurait pu sans hésiter le reconnaître les yeux fermés. Tu m'as tellement manqué. Mais je suis là maintenant. Je suis là...

Ces mots résonnèrent profondément en elle tandis que le soulagement l'inondait. Elle avait revu Azari il y avait quelques années, après son "abandon", elle aurait dû arrêter de craindre le ressentiment d'Azari mais elle n'y pouvait rien, c'était plus fort qu'elle. Elle ne parvenait pas à cesser de ressentir une certaine dose de culpabilité. Certes, elle n'avait jamais voulu abandonner son fils, mais elle l'avait fait. Elle avait laissé Misaada, indigne de confiance, s'occuper d'Azari, ce qu'elle avait de plus précieux. Son fils avait failli mourir par sa faute.
Ce qui lui rappelait un autre élément de la situation et des implications que l'intégration d'Azari aux Pridelanders. Un élément qu'il fallait prendre en considération.

- C'est vrai, Azari? Tu es... Pridelander? Elle avait presque eu du mal à le dire. Cela donnait un sens, une réalité particulière à ce mot, et cela lui semblait bien trop beau pour être vrai. Elle ne voulait pas se faire de faux espoirs. Es-tu bien sûr de toi? Ça veut dire que tu vas devoir quitter ta... ta famille Outlander.

Encore un rappel de sa propre incompétence. Elle avait échoué à protéger son fils et à lui procurer le foyer qu'il méritait. Sans jamais les avoir rencontrés, elle savait qu'elle devait énormément à ceux qui avaient recueilli son autrefois-tout petit sur Outland: ils l'avaient sauvé des griffes de Massempo, l'avaient pris avec eux, l'avaient nourri et lui avaient très certainement offert tout le réconfort dont il avait pu avoir besoin lorsqu'il vivait parmi eux.
Même si elle aurait aimé avoir été celle à faire cela, elle était véritablement reconnaissante envers ces lions. Que serait devenu Azari sans eux? Et que deviendrait-il maintenant s'il les quittait? La séparation ne serait pas facile, cela, Uzazi le comprenait bien.

- Bien sûr, ajouta-t-elle rapidement en plongeant ses iris rubis dans les yeux dorés de son enfant, je serais bien plus heureuse que je ne saurais le dire, si tu revenais, mais je ne voudrais pas que tu en souffres. Je veux que tu sois heureux, acheva-t-elle dans un souffle.

C'était bien là tout ce qui avait toujours poussé Uzazi à avancer, à faire ce qu'elle avait fait, depuis la naissance du bâtard du roi et jusqu'à très récemment. Tout ce que j'ai toujours fait, je l'ai fait pour toi. Même quand cela lui crevait le cœur, elle agissait pour son fils car c'était l'amour inconditionnel d'une mère qu'elle ressentait pour lui.

Depuis qu'elle avait posé sa troublante question – Azari était-il prêt à quitter ceux qui l'avaient élevé des années durant? –, Uzazi guettait anxieusement une quelconque ébauche de réponse sur le visage de son fils. Il était vrai que depuis qu'on lui avait annoncé son retour définitif au sein du clan, la lionne avait retenu la joie qui voulait lui percer le cœur. Elle craignait un faux espoir: était-il seulement possible pour elle de retrouver une bonne fois pour toute son fils si longtemps disparu, après tout ce qui était arrivé?
Le premier signe de réponse fut son expression troublée. Évidemment, c'était normal, il avait toutes les raisons de l'être, mais cela n'empêcha pas Uzazi d'en souffrir. Elle voulait bel et bien le bonheur d'Azari mais il n'empêchait qu'elle souffrait de devoir abandonner un enfant qu'elle aimait plus que tout à d'autres.

- Je suis sûr qu'ils comprendront mon choix, affirma finalement le jeune lion gris, mais d'une voix quelque peu incertaine. Je ne les quitte pas vraiment, comme tu ne m'as jamais quitté malgré toutes ces années. Tu restes ma mère, tu es ma famille, tout comme Khiaja et les siens, acheva-t-il, sa voix se raffermissant peu à peu et le mâle devenant plus sûr de lui.

Touchée et heureuse, Uzazi put enfin accepter la vérité. Oui, Azari revenait. Il allait vivre auprès d'elle, elle allait pouvoir profiter de lui encore quelques mois.
La lionne laissa sa joie éclater, toujours à sa manière discrète. Un grand sourire s'étala sur ses lèvres tandis qu'elle donnait une nouvelle accolade à son fils. Ce dernier lui souriait, de ce même sourire heureux et innocent qu'il avait étant petit. Un véritable sourire.

- Alors ne t’inquiète pas. Je serai très heureux ici, j'en suis certain.

- Si tu es heureux, alors je le suis aussi, Azari, souffla la vieille lionne. Ses yeux étaient de nouveau humides et elle cligna des yeux pour chasser les larmes qui perlaient à ses paupières. Il semblait qu'enfin, elle n'avait plus à s'inquiéter pour le futur. Le sien était plié, sa vie était déjà finie. Il ne lui restait plus qu'à espérer que ses enfants seraient heureux durant la leur.

Enfin, Azari s'écarta et désigna à sa mère le chemin du Rocher, lui rappelant qu'ils devaient parler. Elle soupira légèrement. Il avait raison. C'était reparti pour une nouvelle séance de révélations, à ce qu'il semblait. Bon, c'était vrai qu'Azari en savait déjà plus que Mina il y avait peu de temps encore, il y aurait moins à dire et ce serait plus facile.

- En effet... Nous avons beaucoup à nous dire. Et justement, commença-t-elle après un instant d'hésitation – allons, il fallait y aller maintenant. De toute manière, il le saurait tôt ou tard, et plutôt tôt que tard puisqu'il vivait désormais en tant que Pridelander. Il verrait Mina très rapidement –, je ne sais pas si tu es déjà au courant ou non mais... j'ai une fille, Azari. Ta demi-sœur s'appelle Mina et elle est déjà grande, mais il ne me semble pas que tu l'aies déjà rencontrée.

Mais cela ne tarderait pas, se disait-elle, et c'était pour cela qu'elle lui annonçait la nouvelle de manière si brusque. Mina ne semblait pas être dans le coin, mais elle pouvait apparaître d'un moment à l'autre et sa mère voulait qu'Azari se soit remis du possible choc causé par cette nouvelle lorsque cela arriverait. D'autant que Mina verrait pour la première fois son grand frère dont elle avait récemment appris l'existence, cela ferait suffisamment de charge émotionnelle pour une seule journée.
S'arrêtant, Uzazi s'assit au sol, éprouvée par toutes ces émotions. Elle observait son fils avec attention, attendant de voir sa réaction à la nouvelle. A dire vrai, ce n'était pas sa réaction immédiate qu'elle craignait, mais plutôt l'effet qu'aurait sur lui la nouvelle que Mina était la fille de Misaada. Oh, elle allait devoir soigneusement lui expliquer cela.