Il pleuvait tout le temps. C'était horrible, et Nedge détestait ça - il était souvent contraint de rester à l'abri avec ses frère et sœurs ou d'autres lions du clan, et toute cette promiscuité commençait à sérieusement le déranger. Deviendrait-il un véritable asocial, allergique à toute communication avec le monde extérieur au petit cercle renfermé qu'était sa famille ? Sans doute : déjà très timide à la base, le déménagement sur Prideland avait eu pour lui l'effet d'un véritable traumatisme. Et, six mois plus tard, rien ne s'arrangeait : ses nuits étaient peuplées de cauchemars, ses journées de disputes, et il commençait à se sentir mal de plus en plus souvent. Ses dents poussaient, et la douleur qui accompagnait l'événement le faisait incroyablement souffrir. D'un autre côté, il était bien content de pouvoir bientôt être en mesure de manger de la viande - il détestait boire le lait des autres femelles qui croyaient bien faire en soulageant Nawapa de la charge qu'était son fils aîné.

C'était sa toute première Saison des Pluies et, sans doute, la pire de toutes celles qu'il serait amené à voir. La guerre, les heures difficiles de l'enfance, l'exil de son père, la honte sur sa famille, le rejet dont il était victime - tout s'accordait pour lui pourrir la vie. Du coup, malgré la pluie battante, Nedge n'avait plus hésité à se soustraire à tous ses tracas en profitant d'un moment d'inattention de sa mère pour plonger au-dehors et aller se promener seul. La terre était boueuse et pas un suricate ne montrait son nez - personne n'était assez inconscient pour sortir par un temps pareil.

Il s'ébrouait de temps à autre mais, la tête basse et le pas lourd, ne s'adonnait à aucun jeu enfantin. Pour beaucoup de Pridelanders - si pas tous, en vérité -, il était venu le temps de la joie et de l'allégresse. Mais pour lui, la victoire et cette nouvelle vie qu'on lui offrait n'avaient été qu'une horrible malédiction. Il aimait bien la Lande, et il aurait préféré y vivre toute sa vie. D'ailleurs, il s'était déjà plus ou moins résigné sur son avenir : quand il serait grand, il quitterait le Rocher et irait vivre tout seul près du Baobab. C'était là qu'il était né, après tout - c'était là, sa vraie maison. Et tant pis pour ce qu'en diraient les autres : ils seraient tous bien contents qu'il parte, de toute façon ! Ce n'était pas comme si on l'aimait, comme s'il avait ne serait-ce qu'un seul ami pour...

Il s'apprêtait à donner un violent coup de patte dans un caillou pour évacuer sa frustration mais se stoppa net en entendant un bruit singulier. Tendu, la tête dressée et les oreilles aux aguets, il coupa court à ses pensées pessimistes pour faire le vide dans son esprit et être prêt à entendre à nouveau ce qui l'avait intrigué. A travers la pluie battante, il avait cru percevoir le bruit de l'eau - voire même d'un torrent. Il plissa les paupières, observa ses environs, et constata que ses pérégrinations sans but l'avaient conduit à proximité des gorges. Un très mauvais pressentiment s'empara de lui et, angoissé, Nedge se mit à courir vers le précipice.

Il oublia tout de sa mauvaise humeur et redevint le lionceau doux, délicat et gentil qu'il avait toujours été. Il ne savait pas que les gorges pouvaient être inondées, et ce fut un véritable choc quand il vit qu'un fleuve y avait fait son lit. Il ne montait pas jusqu'au sommet des gorges mais en remplissait aisément le fond - peut-être atteignait-il la moitié des parois ? Il n'en était pas sûr.

Des cris, des supplications - dont il n'avait vraiment compris que le mot ciel - attirèrent son attention. Terrifié, il vit une lioncelle d'à peu près son âge, coincée dans les eaux tumultueuses. A la vue de cette demoiselle en détresse, tout l'instinct protecteur dont il couvait autrefois ses sœurs s'empara de lui et, avant même d'avoir pu réfléchir à ce qu'il faisait, ses pattes l'avaient entraîné dans une course folle le long de la rive. Ses yeux étaient fixés en contrebas, sur la petite lionne, et il la suivait aussi vite qu'il le pouvait.

Il hurla de toutes ses forces afin de la rassurer et de lui faire savoir qu'elle n'était pas seule. Mais que pouvait-il bien faire, lui, simple petit lionceau tout bête ? Il ne pouvait pas calmer le courant, ni stopper la pluie, et encore moins extirper la pauvre petite du pétrin dans lequel elle s'était fourrée. Cependant, il ne perdait pas espoir, et pas une seconde il ne lui était venu à l'idée de l'abandonner là, même pour aller chercher l'aide d'un adulte. Petit héros au grand cœur, Nedge avait la certitude, au fond de lui, qu'il n'était pas tombé sur elle par hasard. Peut-être les grands rois du passé l'avaient-ils conduit là - en tout cas, il ne croyait pas aux coïncidences. Son esprit était si déterminé qu'il poussa le lionceau aux limites de son corps, et Nedge réussissait à courir aussi vite que le courant emportait sa victime. Il aperçut alors un vieux tronc d'arbre calciné qui vacillait dangereusement juste au bord des gorges - il avait dû pousser là et avoir été frappé par la foudre lors des derniers orages - et un éclair de génie passa dans l'esprit vivace et intelligent du jeune mâle. N'hésitant pas, il courut droit sur le faible tronc et s'y jeta de toutes les forces que lui avait données Kigeni, et même plus. Les racines cédèrent, et le tronc pencha tellement qu'il se retrouva la tête dans l'eau, les pieds encore à demi enracinés sur la rive. Nedge observa avec des yeux angoissés la lioncelle, espérant qu'elle réussisse à s'agripper à l'arbre. Mais au fond, même si elle y parvenait, ça ne ferait que stopper sa progression, mais ça n'allait pas la sortir de là... Les pauvres petits étaient indéniablement dans la mouise.

HRP:

Les griffes ancrées dans le tronc mort, Nedge s'agrippait de toutes ses forces. Son corps était dangereusement penché vers l'avant, et il avait déjà mal aux pattes arrière, étant donné que c'était sur elles que reposait tout le poids de son corps. Mais il n'avait pas le choix : s'il manquait de forces, il allait tomber. C'est pourquoi il endurait la douleur et l'engourdissement, les yeux rivés sur la lioncelle qui arrivait vers lui à toute vitesse. A vrai dire, il ne se rendait même pas compte qu'il était dans une situation terriblement dangereuse - seule la demoiselle comptait, et tant pis pour lui. Elle était plus importante et il devait la sauver. Sans doute agissait-il déjà envers elle comme il agirait envers l'une de ses sœurs : protecteur et altruiste, le petit ne pouvait que s'oublier pour s'occuper de son prochain.

Le courant était rapide et fourbe : la plus grande angoisse de Nedge était que la jeunette passe à côté du tronc sans pouvoir s'y accrocher. Par chance, elle fonça droit dessus - cette partie-là du plan du Pridelander avait fonctionné. Il eut un sourire, qui s'effaça dès que l'arbre ploya sous la violence du choc. En se rendant compte que la force avec laquelle la petite avait frappé le tronc n'avait pas été des plus faibles, il s'inquiéta de sa santé, et pria pour qu'elle n'ait rien de cassé. Mais elle avait l'air d'aller relativement bien - si on oubliait le fait qu'elle était à demi noyée, bien sûr.

Il pensa à ramper le long du tronc, vers l'eau, pour l'en repêcher - mais elle avait encore des ressources. Ce fut elle qui réagit la première, en se déplaçant le long de la perche improvisée pour pouvoir y grimper et remonter sur la rive. Problème : le tronc, brûlé et mort, n'était déjà pas très solide à la base, en considérant le fait qu'un lionceau avait presque réussi à le déraciner. Et le courant qui s'y jetait avec force, couplé au poids des deux petits, ne faisait rien pour arranger les choses - il commençait irrémédiablement à céder. Des craquements sourds se faisaient entendre, et quelques morceaux d'écorce se faisaient déjà emporter par le torrent. Ce n'était plus qu'une question de secondes. Le regard paniqué de Nedge croisa celui, tout aussi terrifié, de sa compagne de mésaventure. Elle avait compris qu'à ce rythme-là, ils n'allaient pas faire long feu.

Il eut un haut-le-cœur, pas très rassuré à l'idée d'avoir tant de responsabilités. Car il venait seulement de le comprendre : c'était une question de vie ou de mort, et tout reposait sur lui. Pourtant, il n'en fut pas découragé - était-ce le temps d'abandonner ? Non, sûrement pas. Dans un regain de courage (et d'imagination florissante), il se souvint de son père, si fort et si puissant. Son père qui l'aiderait, même en esprit, car il était en lui. Ce grand lion noir aux innombrables cicatrices, à la crinière fendue et à la force de titan. Une vague de détermination s'empara du lionceau, et une montée d'adrénaline parcourut ses veines. Il fit un bond de côté au moment même où la petite sautait hors du tronc - la poussée qu'avaient exercé les deux enfants sur l'arbre le fit céder pour de bon, et il alla se perdre dans le courant, se brisant contre les rochers. Nedge atterrit sur la pierre de la rive et se retourna immédiatement pour attraper la lioncelle au vol. Il la saisit de justesse, sa mâchoire refermée sur sa nuque. Cependant, elle se retrouvait suspendue au-dessus de la rivière tandis que lui se penchait de nouveau dangereusement en avant, au bord du bord de son perchoir. S'il avait la force de ne pas la lâcher, il n'arrivait cependant pas à la hisser hors du danger : la situation restait aussi précaire qu'auparavant.

Ils restèrent bloqués là un petit moment, mais qui parut une éternité au lionceau dont les forces commençaient à faiblir. S'il ne trouvait pas une solution rapidement, il allait lâcher. Malheureusement... si la chance avait jusque-là été de leur côté, elle commençait à tourner. La roche glissante, la pluie qui n'avait pas cessé, ainsi que l'épuisement des deux petits ne pouvaient conduire qu'à une chose : l'échec. Et échec il y eut.

Une vague vint frapper la rive, emportant avec elle les deux boules de poils. Les lionceaux se retrouvèrent donc à la flotte - mais à deux, cette fois. Ne voulant pas être séparé de sa camarade, Nedge eut le réflexe de s'agripper à elle, mais à l'aide de ses pattes, cette fois. Il fit attention à ne pas la noyer, mais ne la lâcha pas un instant, et tous deux allèrent rouler dans le courant. Nedge but la tasse à de maintes reprises mais ne se débattit pas plus que ça, épuisé qu'il était par tant d'efforts. Il réussit tout de même à naviguer vers un rocher qui se dressait assez près de la rive, et y emmena la lioncelle avec lui. Là, il s'agrippa de toutes ses forces, car c'était bien là leur unique bouée de sauvetage. Il toussa beaucoup et recracha de l'eau dans l'état pitoyable d'un rat mouillé. Si le rocher leur offrait un petit temps de répit, ils étaient encore loin d'être tirés d'affaire... Allait-il pour autant se montrer défaitiste et s'abandonner à la mort ? Sûrement pas ! Souriant doucement, il leva un regard fatigué mais plein d'espoir vers sa camarade et lui adressa faiblement quelques mots qui, il l'espérait, allaient lui donner du courage et la force de survivre.

Elle avait réussi à grimper sur le rocher et à se sortir ainsi quelques instants de l’eau. De son côté, Nedge avait beau s’accrocher à la pierre, il était encore à demi immergé – il préférait rester là, sur le bord du rocher, et laisser le sommet à sa camarade. De toute façon, il n’avait pas la force de se hisser au sec. Il haletait avec difficulté et avait les pattes endolories : l’adrénaline avait fait son effet et, à présent, semblait se retirer. Mais au moins cette petite pause lui permit-elle de reprendre quelques forces et de faire le point sur la situation. Malgré ses sourires bienveillants et ses paroles pleines d’espoir, il craignait que leur repos soit de courte durée : le niveau de l’eau pouvait monter d’un instant à l’autre et submerger le rocher, à moins que ce soit une nouvelle vague qui vienne les happer de là…

Il leva son regard vairon vers elle, assez surpris par ses paroles. A dire vrai, il s’était attendu à devoir apporter de l’aide à une petite lioncelle terrifiée et faible – et force était de constater qu’il s’était trompé. Même si elle était sans doute aussi apeurée que lui, elle était forte et savait faire face à ses craintes. Elle souriait – riait, même – et ne se laissait pas envahir par le désespoir.

Nedge se remit à sourire doucement, pas très convaincu par son prétendu côté super-héroïque, mais soulagé et encouragé par les paroles de sa cadette. Elle lui faisait confiance, et ça voulait dire beaucoup pour lui. Dans un monde où, malgré sa noblesse de cœur, il n’était considéré que comme le fils d’un Nyeusis, comme un enfant indésirable et qui, à l’inverse de ses sœurs, ne faisant rien pour ‘se racheter’ – comme s’il était de son devoir de racheter les fautes de son père –, la bonté toute naturelle de la petite lionne le touchait profondément. Le seul ami lionceau qu’il avait jamais eu se trouvait à présent très loin, loin dans la Terre des Singes. Avait-il une chance de se faire apprécier par la jeunesse Pridelander, celle qui n’avait connu ni la guerre ni les lions noirs… ?

Il sursauta, ne s’attendant pas à ce qu’elle lui parle. Une fois encore, voici qu’il se perdait dans ses pensées en oubliant tout des choses importantes. Ramené à la réalité, il se tordit le cou pour voir de quoi elle parlait, et comprit qu’il s’agissait d’un énorme morceau de bois malmené par le courant. La rivière charriait décidément bien des choses et Nedge comprit, un peu tard, qu’ils pourraient utiliser tout ça à leur avantage. Se servir du tronc comme d’un pont était une très bonne idée. Ne restait plus qu’à parvenir à le coincer là où ils voulaient…

Il laissa échapper un petit rire, soulagé d’avoir trouvé l’ombre d’une sortie de secours. Trop fatigué pour parler, et préférant économiser ses forces, il adressa à sa camarade un petit sourire et un léger signe de tête pour lui signifier qu’il avait compris, qu’il allait s’en charger et qu’elle n’avait qu’à rester là et lui faire confiance. Le tronc se précipitait vers eux à toute allure et Nedge se tint prêt. Les yeux ne quittant pas leur objectif une seule seconde, il attendit le bon moment pour se jeter à l’eau. Littéralement.

Il choisit d’attendre que le tronc passe près de lui. Par chance, il passa assez près pour que Nedge n’ait pas besoin de nager et puisse le saisir d’une patte en gardant l’autre accrochée au rocher – par malchance, le tronc avait été emporté du mauvais côté : il n’était pas entre le rocher des lionceaux et la rive, mais entre le rocher et le cœur du Mochanga. Espérant que la lioncelle le rattrape s’il glissait, il tira le tronc – qui, brisé par sa course folle, en était plutôt réduit à l’état de planche – de toutes ses forces. Si leur ‘pont’ perdait ainsi de sa solidité, il était néanmoins beaucoup moins lourd qu’à l’origine, et Nedge n’eut pas trop de mal à le manier comme il voulait. Ses griffes plantées dans l’écorce, il tira, se retourna sur lui-même, tira encore, et réussit à coincer la planche entre la rive et le rocher. Elle tanguait dangereusement et était tout sauf sûre, mais c’était toujours mieux que rien.

Ragaillardi par cette petite réussite, Nedge se hissa sur le rocher aux côtés de sa cadette et lui adressa un sourire encourageant.

En effet, elle avait plus de chances de réussir s’il restait de ce côté pour garder le pont improvisé en place. Il s’exécuta immédiatement et planta ses dix petites griffes dans le bois, prêt à faire tout ce qui était en son pouvoir pour que sa nouvelle amie passe de l’autre côté saine et sauve. Pour lui, on verrait après.

HRP:

La pauvre n’avait pas l’air rassurée par la solidité que présentait le pont improvisé. Malheureusement, ils n’avaient pas le choix et avaient déjà beaucoup de chance d’avoir déniché cette sortie de secours incertaine. Elle devait l’avoir compris, car elle se mit à avancer prudemment et à petits pas sur le bout de bois. Nedge, quant à lui, était très appliqué et concentré sur sa tâche : à savoir, maintenir la planche d’écorce aussi stable que possible. A chaque mouvement de la lioncelle, la planche tremblait et faisait mine de chavirer d’un côté ou de l’autre – Nedge se chargeait de la redresser à chaque fois. Tout semblait aller relativement bien jusqu’à ce que, altruiste, sa camarade de mésaventure se retourne vers lui.

C’était vrai… et lui, alors ? Il eut un petit moment d’angoisse et se demanda ce qu’il allait faire si, par malheur, la planche cédait avant qu’il n’ait pu passer. Mais il chassa vite ces pensées et reprit courage : lui, s’il ne pouvait pas passer de l’autre côté, il resterait sur le rocher aussi longtemps qu’il le faudrait ! Elle n’aurait qu’à aller chercher de l’aide – il réussirait sans doute à tenir bon jusqu’à ce qu’un adulte arrive.

Il voulut le lui dire et lui adresser d’autres encouragements pour qu’elle continue sa progression mais, alors qu’il ouvrait la bouche, une vague fit trembler le pont. Il retint sa respiration, terriblement inquiet, mais son amie avait bien réagi : tapie sur l’écorce, elle continuait à se cramponner. Nedge crut un moment qu’elle allait rester là, pétrifiée de peur, pile au milieu du pont – mais une fois encore, il se trompait. La lioncelle se redressa bien vite et continua sa traversée, jusqu’à ce qu’elle arrive saine et sauve sur la berge.

Le jeune mâle poussa un soupir de soulagement et relâcha sa prise sur le bois – il ne s’en était pas rendu compte mais maintenant qu’il laissait ses pattes se détendre, il remarqua qu’il s’était tellement crispé d’angoisse que le sang avait arrêté de circuler dans ses doigts. Et du coup… oh non ! Ce n’était pas le moment d’avoir des fourmis dans les coussinets ! La désagréable sensation lui arracha une grimace, mais il n’avait pas le temps de s’en inquiéter : c’était à son tour de se sortir de là.

Elle aussi avait agrippé la planche, de son côté. Aurait-elle assez de force pour la maintenir en place ? Peut-être bien qu’oui, peut-être bien que non : en tout cas, Nedge ne comptait pas le vérifier. Il devait passer rapidement – s’ils avaient jusque-là eu la chance que le pont ne se fasse pas emporter par une vague, ça n’allait pas durer.

Le lionceau inspira un grand coup pour se donner du courage et fronça les sourcils. Il allait faire un coup de poker, jouer le tout pour le tout. Ça passe ou ça casse, comme on dit ! Leap before you think. Abandonnant sa raison et ses inquiétudes habituelles, Nedge commit l’acte le plus irréfléchi de sa vie : il se mit à courir sur le bout de bois, dans l’équilibre le plus précaire. Et après quelques foulées, quand il remarqua que la planche penchait et qu’il allait basculer de côté, il bondit vers la rive de toutes les forces de ses petites papattes. Il s’agrippa de justesse à la terre ferme, et s’y hissa immédiatement pour ne pas se faire emporter une nouvelle fois par le courant.

Haletant, il fit quelques pas sur la berge pour s’éloigner du fleuve avant de se laisser tomber au sol pour prendre un repos bien mérité. Ça y est ! Ils l’avaient fait ! Extrêmement soulagé, il se mit à rire doucement et leva des yeux heureux vers la lioncelle.

Sans son courage et sa force de caractère, Nedge aurait abandonné, il le savait. Il n’était pas assez déterminé pour mener à bien une tâche difficile – mais cette fois, il l’avait fait ! Et il avait accompli une chose terriblement belle : sauver une vie.

Ragaillardi par leur victoire, il se remit sur ses pattes et s'ébroua vivement - l'un comme l'autre étaient trempés jusqu'à l'os, mais au moins étaient-ils en vie. Tout sourire, il s'approcha de sa camarade et lui donna un petit coup de museau encourageant, tout fier qu'il était de l'exploit qu'elle avait accompli. Il se souvenait d'elle, maintenant qu'il avait le temps d'y penser : c'était une Pridelander, comme lui. Il l'avait vue gambader joyeusement aux alentours du Rocher à maintes reprises mais, trop timide et renfermé sur lui-même, n'avait jamais osé aller lui parler. Il avait toujours eu du mal avec les enfants de son âge, mais encore plus avec ceux qui n'avaient pas connu la guerre et la Lande.

La pauvre semblait culpabiliser de les avoir tous les deux entraînés dans le pétrin. Pourtant, Nedge ne lui en voulait pas le moins du monde – gagné par l’optimisme contagieux de la femelle, il pensait que cette épreuve n’avait fait que les rendre plus forts. En ce qui le concernait, en tout cas, il se sentait à la fois épuisé mais revigoré – comme si cette fatigue était positive. Ce n’était pas étonnant : on tire toujours de bonnes choses en faisant de bonnes actions. Et puis, il avait pu se prouver qu’il valait quelque chose et que les lionceaux qui se moquaient ou disaient du mal de lui n’étaient que de parfaits imbéciles. S’il avait vraiment été mauvais comme ils s’amusaient à le dire, alors il aurait abandonné sa nouvelle amie à son sort. Mais non : le Mal ne se transmettait ni par le sang ni par les gènes.

Le timide Nedge gagnait peu à peu en assurance. Cependant, l’orgueil restait loin de lui, et sa modestie était réelle. On apprenait aux Pridelanders à être bons les uns envers les autres et à s’entraider : quelle sorte de félin aurait-il été s’il n’avait pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver la vie d’une compatriote ? Naturellement porté vers la bonté et l’altruisme, Nedge avait toujours tenté d’aider les autres : il se souvenait encore de sa rencontre avec Atazaë quand, tout petit encore, il vivait sur la Lande. C’était en voulant l’aider à sortir des marécages qu’il avait fait sa connaissance. Oh ! et comment oublier Bubu ? Le petit Mositu avait fait un malaise et, une fois encore, Nedge avait tout fait pour lui venir en aide. Décidément, son chemin semblait déjà tout tracé… le lionceau était-il destiné à devenir un maître sauveteur ?

Sa bonne humeur était contagieuse. Nedge laissa échapper un gloussement amusé, faisant attention à ne pas bouger d’un poil et à rester bien campé sur ses quatre pattes pour que la dénommée Jioni ait plus facile à escalader son dos… vu que c’était apparemment ce qu’elle avait décidé de faire. Lui qui pensait qu’il n’y avait pas pire que ses sœurs… Il s’était complètement fourvoyé !

La timidité le regagnant doucement, il parlait d’une voix plus calme et posée. Chassez le naturel… Docile, il attendit que Jioni soit bien installée sur son dos pour se mettre à avancer à petits pas – il ne voulait pas la déséquilibrer. La silhouette du Rocher se découpait nettement dans le paysage malgré le rideau de pluie qui brouillait la vue. C’était bien sûr dans sa direction que Nedge progressait. Il avait l’impression que Jioni était un véritable poids-plume – et en plus, elle était trempée ! Quel poids avait-elle, le pelage sec ?

Tiens, il n’y avait pas pensé. Etant le plus sage et le plus obéissant de la portée, le petit mâle s’inquiétait rarement d’être disputé. Sa maman avait fort à faire avec ses deux filles – Nedge et son frère n’étaient jamais inquiétés. Les choses auraient sûrement été différentes s’il avait été fils unique, ou si son père avait été présent… Mais personne ne pouvait blâmer Nawapa. La pauvre faisait de son mieux pour élever seule ses quatre enfants, et la négligence dont elle faisait parfois preuve envers Nedge aurait pu être bien pire…

A vrai dire, Nedge n’avait aucune idée de comment ça se passait dans les autres familles. Tout ce qu’il savait, c’était que même si sa maman le grondait un peu pour avoir disparu sans rien dire, elle se radoucirait dès qu’il lui expliquerait qu’il s’était fait une amie. Nawapa ferait n’importe quoi pour que son aîné devienne plus sociable, alors il ne serait jamais réprimandé pour ça… Mais qu’en était-il de Jioni ? Elle avait sans doute une famille plus saine, plus normale. Alors peut-être risquait-on, comme elle l’imaginait, de la gronder…

Mais Nedge ne voulait pas l’inquiéter. Peut-être était-ce dû au fait que, malgré son instinct protecteur, il se retrouvait constamment rabaissé – consciemment ou pas – par ses deux sœurs. Venait-il enfin de trouver la petite sœur parfaite, une lioncelle qu’il pourrait protéger envers et contre tout ? Après tout, il ne pouvait pas nier que se faire appeler super héros à la place de mauviette lui faisait très plaisir. Un court instant, il se dit qu’il aurait préféré avoir Jioni comme petite sœur à la place de Sahale…

Sa voix se fit un peu hésitante, mais il osa poser la question. La famille avait toujours été un sujet délicat pour lui, mais il espérait par là pouvoir changer les idées de sa camarade. De plus, il était assez curieux et voulait savoir dans quelle sorte d’environnement elle vivait. Sa vie était-elle aussi idyllique qu’il l’imaginait ? Avait-elle deux parents aimants, et des frères et sœurs avec qui s’amuser ?

Elle était gentille, Jioni.
Toujours à s’inquiéter au cas où elle lui ferait mal, à être insolente mais adorable à la fois. Là, elle jouait avec son début de crinière. Bien sûr, Nedge la laissait faire – c’était loin de l’embêter ! De toute façon, ses poils étaient trempés et il préférait que Jioni joue avec plutôt qu’ils lui retombent sur le front et y restent collés. Cette sensation était si désagréable que le petit en venait même à espérer ne jamais avoir de crinière d’adulte : mais comment les grands faisaient-ils par temps de pluie ? Toute cette masse de poils dégoulinants et lourds d’eau… eww.
De fil en aiguille, il en vint à penser à la crinière de son père. Elle était assez particulière, mais fournie comme il fallait. Aurait-il la même en grandissant ? Le voulait-il ? Que penserait-on de lui s’il l’avait ? Le petit déglutit à cette idée, ne sachant s’il supporterait d’autres regards et d’autres chuchotements – depuis qu’ils étaient revenus à Prideland, les médisances s’étaient presque entièrement arrêtées, et ce n’était pas pour lui déplaire.
Mais, à sa question hésitante, Jioni s’arrêta de lui tripoter la crinière. Nedge se tendit un peu, inquiet quant à cette réaction : comment devait-il l’analyser ? Etait-ce une bonne chose ou pas ? En tout cas, il avait capté l’attention de la jeune femelle. Il attendit avec angoisse qu’elle lui réponde, ce qui ne tarda pas à arriver.

Elle n’avait pas l’air très sûre d’elle, et Nedge ne pipa mot. Un papa et une maman, comme tout le monde. Oui, bien sûr, enfin presque. Il rentra un peu la tête entre les épaules, presque honteux de ce qui était arrivé à sa famille à lui.

La question qui fait mal. Nedge fut pris de sueurs froides, pas très sûr de la façon dont il était supposé répondre. Jioni n’était pas au courant, il ne devait pas tout gâcher en lui révélant l’horrible vérité. D’un autre côté, il n’avait pas envie de lui mentir… Mais non, elle avait déjà eu son lot d’émotions pour aujourd’hui ! Inutile d’en rajouter avec ses histoires familiales. Il chercha ses mots un moment, lâchant quelques « euh… » et autres « attends… » à voix basse jusqu’à ce qu’il ait enfin trouvé quoi dire.

Une grande famille, ça évoque l’amour et la chaleur, non ? Peut-être avait-il plus de chances de se faire apprécier de Jioni en mettant ce côté-là de sa famille en avant… Du coup, il n’osa pas évoquer ses parents. Si la lioncelle croyait qu’il avait deux parents comme tout le monde, alors soit, il ne lui aurait pas vraiment menti… si ?
Toujours angoissé à l’idée de se faire rejeter par les autres, il n’osait pas avouer la vérité à sa nouvelle amie. Mais pouvait-on l’en blâmer ? Espérant qu’elle n’en demande pas plus et qu’elle n’aille pas se renseigner auprès des adultes quand ils seraient arrivés, il garda les babines closes et se concentra sur le Rocher, dont la silhouette s’approchait de plus en plus. Ils seraient bientôt au sec.

Jioni réagit merveilleusement bien. Elle se remit à jouer avec sa crinière, ne se méfiant de rien - au grand soulagement de Nedge qui retint de justesse un long soupir qui aurait pu le trahir. Il se remit à sourire devant l'innocence de la lioncelle, et son pas se fit plus vigoureux et raffermi. Tout allait bien, Jioni l'appréciait toujours, et malgré la pluie il se sentait soudain très heureux.

Ah ça, c'était pas faux ! Il n'avait pas le temps de s'ennuyer entre les bagarres de Sahale où il allait la soutenir et les premières disputes qui éclataient entre eux, sans oublier les "entraînements" de chasse de Tahora et les jeux puérils de Sora... Il y avait toujours quelque chose à faire ou quelqu'un à accompagner dans la famille ! Quel malheur que Nedge n'ait pas un esprit très familial... Il préférait s'éloigner de toute cette agitation qui le stressait plus qu'autre chose et passer du temps au calme en la seule compagnie de ses pensées et de son imagination.

Il répondit sur un ton joyeux, comme pour confirmer à Jioni que tout était tout rose dans sa famille et qu'ils étaient tous unis comme les doigts de la patte. Ce qui était bien évidemment faux et, même si Nedge n'avait ni l'intention ni l'impression de mentir, c'était ce qu'il faisait. Mais le pauvre voulait juste se faire bien voir de sa nouvelle amie - pouvait-on l'en blâmer ?

Il sentit Jioni bouger et ralentit un peu au cas où. Il se retrouva bien vite à fixer, à l'envers, deux grands yeux verts pleins de malice. Il connaissait ce regard-là... Qu'avait-elle en tête ? Il haussa un sourcil, un sourire au coin des babines, et attendit les paroles de la petiote.

Il n'y avait pas pensé... Mais oui, c'était une bonne idée. Jioni allait s'entendre à merveille avec Sora et Tahora ! Sûrement mieux qu'avec lui, d'ailleurs... A cette pensée, il sentit une pointe de jalousie lui percer le cœur, mais il n'y fit pas attention et feignit le plus grand des entrains en entendant le léger rire de son amie.

Non, il n'était pas le super-héros. Quand ils jouaient avec les autres lionceaux, Sahale et lui étaient les méchants. Jamais ils n'étaient censés être les héros, car jamais ils ne le seraient. Pourtant, aujourd'hui, il l'avait été. Il avait prouvé que les autres avaient tort et qu'il pouvait décidément être fier de lui : il avait sauvé quelqu'un, et ce n'était pas rien ! Ne ferait-il pas un merveilleux Gardien ? Non, bien sûr que non, mais la pensée le fit sourire davantage.

Nawapa serait contente que ses enfants aient trouvé une nouvelle compagne de jeu. Pour l'instant, Djaili était le seul sur qui elle pouvait compter pour s'amuser avec ses petits sans insinuer de mauvaises choses - enfin, seuls Tahora et Sora étaient réellement proches de lui. Nedge le connaissait et échangeait parfois quelques mots avec lui, mais sans plus. Pour sa part, parmi les jeunes du clan, c'était bien Sadaka qui l'intriguait le plus, mais il n'avait pas encore eu l'occasion de lui parler. Bah, peut-être était-ce pour bientôt ? En tout cas, il espérait de tout son cœur qu'il pourrait bientôt compter Jioni parmi ses amis - elle serait la deuxième, vu que Bubu, le premier, était parti très très loin...

Ils arrivèrent enfin au pied du Rocher. Nedge s'y arrêta pour attendre que Jioni descende de son dos, car la grimpette risquait de ne pas être aisée et d'être un nouveau danger pour les deux petits. Il lui sourit, réellement heureux de l'avoir rencontrée, et monta avec elle vers la grotte une fois qu'elle fut prête.

Si elle craignait toujours de se faire disputer, il voulait bien aller avec elle expliquer ce qui s'était passé à ses parents... A deux, ça faisait toujours moins peur.

HRP: