Ma vie avait radicalement changée depuis ces derniers mois, et jamais je n'aurais pu imaginer, juste avant cette guerre, qu'il en fut possible à ce point. En un peu plus de trois mois, Valaka avait retrouvé une raison de vivre, moi aussi, j'avais eu un neveu, elle un fils...et j'avais une compagne. Cela me faisait véritablement réfléchir à comment mieux mener ma vie. Je n'en avais pas encore parlé à ma reine, Tahani, mais j'imaginais qu'elle n'avait pas besoin de ça pour le savoir. Les rumeurs allaient tellement vite sur Outland, et puis il lui suffisait d'observer, parfois.

Bref, Valaka semblait plus décidée que jamais à vivre, malgré la perte de son sourire...cela dit, parfois, une fois passée l'exaspération qu'il provoquait chez sa mère, le petit Fahari arrivait à la faire sourire. Pourtant, et pour le côtoyer quasiment au quotidien, j'étais bien placé pour savoir que ça n'allait pas être facile tous les jours avec cette tête brûlée. Il me ressemblait davantage dans ma jeunesse à ce qu'étais sa mère ou son père. Cela me gênait d'avoir peut-être pu interférer autant dans le développement de son caractère, car je n'étais pas son père...mais je devais jouer ce rôle, pour lui, pour Valaka...pour Shaara.

Et en même temps j'essayais de mener une nouvelle vie de couple plus ou moins normale. Rhellaya avait elle aussi un enfant adopté, Khalakka, dont elle s'occupait avec tout l'amour d'une vraie mère. J'ai toujours trouvé très courageuse son initiative de le prendre sous son aile, et je l'avais toujours soutenue dans cette idée, même si depuis que nous étions ensemble, il me fallait bien admettre que le petit ne m'aimait pas trop trop. Bon, tant pis, pas comme si je n'avais que ça à faire de me mêler de ce qu'il pensait de moi.

Après la deuxième guerre, je fus surpris de voir à quel point Rhellaya était soulagée de me voir revenir en vie, et aussi à quel point j'étais en vérité content de la voir. Elle souriait souvent, et ne se laissait jamais abattre, ça m'avait redonné un peu de coeur au ventre, et sa présence était fort appréciée durant ce temps difficile où je n'arrivait pas à admettre la mort de Shaara, cette phase de déni. Elle a su comment me réconforter...puis je me suis rendu compte que sa présence m'était précieuse. Peut-être pas indispensable, car ce serait une perte totale d'autonomie de ma part, mais qu'elle m'était très chère. Je l'ai donc tout logiquement prise pour compagne. J'allais enfin pouvoir mener un semblant de vie normale.

Enfin, ce jour-là, je savais que Fahari était - encore une fois - en cavale. Valaka ne m'avait pas dit de le chercher, mais je savais qu'elle se faisait du soucis quant à sa fascination pour le combat. Fort de ce renseignement, je savais d'hors et déjà où le trouver, et cela ne manqua pas. Il était perché en train de regarder l'entraînement des guerriers, et notamment le jeune Jicho, qui semblait destiné à un bel avenir militaire dans le clan. Sans vraiment le surveiller de près, je me tenais au courant de sa réputation.

En arrivant assez près de mon neveu, je raclais la gorge puis dit de ma voix enraillée :

- Alors Faha ! On regarde encore les guerriers pour tenter de se mêler à eux ?

Non pas que j'avais pour mission de l'écarter des guerriers, mais il fallait tout de même que je modère un minimum ses ardeurs. Il ne fallait pas qu'il s'y mette si jeune, ou il n'en sortirait plus jamais, sauf avec un âge avancé. Cependant, je savais très bien que c'était peine perdue : son sang Jangowa était trop marqué, la guerre risquait fort de devenir l'eau dans laquelle il allait nager toute une vie. Mon boulot à moi était de l'y faire plonger le plus tardivement possible.

Je vins m'asseoir à côté de lui. Je savais qu'il faisait la moue parce que Valaka lui avait interdit de quitter la Termitière pour l'instant, car il était trop jeune, et elle avait raison. Je vivais de moins en moins avec les crocodiles, et je ne voulais pas un second épisode comme Soto, et encore moins avec mon neveu.

- Tu sais ce que dirait ta mère...

Je prenais bien entendu la peine de lui laisser le loisir de terminer ma phrase...

Comme je m'y attendais, il pesta, encore et toujours, sur sa mère qui s'en faisait trop. Cela me fit sourire en coin, car, après tout, il n'était ni plus ni moins que le jeune imprudent que j'ai pu être à son âge. Il devenait clairement évident que ma présence en tant qu'oncle et "père" adoptif avait grandement influencé sur son comportement, mais je ne pouvais plus rien y faire. Et puis, si sa mère avait encore quelques souvenirs, peut-être sourirait-elle à ces similitudes, malgré le peu de fois où nous nous étions vus, jeunes, encore inconscients de notre lien de parenté. Je haussai un sourcil, sans quitter Fahari des yeux :

- Une seule fois ? Seulement ? P'tit joueur !

D'accord, cela se rapprochait d'une incitation, mais il fallait regarder la vérité en face : après tout, rien n'allait l'empêcher, à long terme, de s'intéresser de très près au corps militaire d'Outland, et si mon intention n'était pas de l'encourager, elle était plutôt de jouer dessus, et puis, ce gosse...je n'allais pas non plus lui interdire les voies que j'avais suivies dans ma lointaine jeunesse, dans le Désert.

- Peut-être que tu es grand pour ton âge, mais tu es un enfant...

Bon, il fallait peut-être que je lui avoue quelques trucs à ce marmot. Après tout, il méritait de savoir, et peut-être cela le ferait-il réfléchir. Avec un peu de chance, il serait peut-être un peu moins turbulent. Qui ne tente rien n'a rien, comme on dit. Il fallait que j'essaie, peut-être cela allait-il enlever un poids du dos de Valaka...

- Tu sais, on est tous passés par-là. Imagine que j'ai eu ton âge y a longtemps, et que personne me prenait au sérieux non plus...pas même ta mère ! Bon, là-dessus, à cette époque, nous n'étions "pas" frère et soeur jumeaux, mais on s'était déjà vus et elle m'avait pris de très haut...un bon souvenir maintenant que j'y repensais. Du coup il a fallut que je me montre patient - bon, d'accord, j'étais casse-cou - puis voilà. Maintenant, je respecte et je suis respecté. Il faut commencer comme cela : respecte les autres avant de te faire respecter ; obéis avant de d'être ton seul chef.

Bon, je savais pertinemment que ces mots n'auraient pas une grande influence sur un lionceau tel que lui, mais je pouvais toujours essayer. Et puis, dans le cas où il se montrait trop persistant, il me restait un dernier "atout" en patte, même si je préférais ne pas avoir à m'en servir...

Chombo Hiki tu n'es qu'un pauvre crétin ! A quoi t'attendais-tu en parlant comme ça à un lionceau aussi turbulent que Fahari ! C'est censé être ton neveu, et tu dois bien le connaître, mais non, tu ignores comment il peut réagir, ou alors tu es bien trop fantaisiste ! Forcément qu'il va vouloir continuer sur son départ, puisqu'il n'y a que comme ça que ses rêves pourront se réaliser et me rendre fier de lui. Seulement, ce n'était pas mon fils, et mon but n'était pas d'être fier de son avenir, mais de le garder en vie et loin de ma voie. J'ai vécu dangereusement, Shaara aussi...et il en est mort.

Et, bien entendu, il fallait que ce petit estime qu'il devait être respecté de tous ses camarades, juste parce qu'il était mon neveu. Rhalala, il allait falloir une petite leçon à ce sale gosse, pour lui apprendre que nous ne possédions que ce que nous méritons. Il fit mine d'aller rejoindre une patrouille qui allait partir, mais je posai la patte sur sa queue, pour l'empêcher de partir :

- Tu comptes aller où comme ça ? Ta place n'est pas avec les patrouilleurs, tu pourrais les gêner !

J'avais un regard plutôt provocateur, mais rien de mauvais ne perçait dans ma voix...si rocailleuse et grave soit-elle. J'étais un peu amusé d'avoir à le retenir de la sorte, même si rien de cela n'était un jeu. Il allait falloir lui expliquer rapidement avant qu'il ne devienne énervant :

- Imagine un peu, ils se font attaquer ? Ils devraient, en plus de se défendre, devoir te protéger, alors qu'ils se débrouilleront mieux si tu ne traînes pas dans leurs pattes. En plus, tu es plus petit, tu n'iras donc pas aussi vite qu'eux, et ils peuvent manquer un ennemi. Imagine un peu les désastres que ça pourrait causer si tu devais les suivre.

Je lâchai sa queue mais je le tirai vers moi, pour pas qu'il ne s'enfuit, puis je le regardai dans les yeux. Non pas de façon à le réprimander implicitement, mais avec une lueur amusée. Il fallait leur sourire, aux lionceaux, pour qu'ils fassent ce qu'on attendaient d'eux qu'ils fassent, à ce qu'on m'avait dit, alors je tentai ça sur lui...comme si c'était un cobaye pour une expérience de vie que je ferais peut-être prochainement...

- Ta mère n'a pas peur que tu deviennes comme moi, lui dis-je dans un sourire, puis j'ajoutai d'un ton plus sombre : mais que tu finisses comme ton père...

Je perdis toute lueur dans mon regard pour ne plus laisser place qu'à de la noirceur, celle d'un coeur brisé, au nom de l'amour qu'il portait à sa soeur et à son compagnon...

Evidemment, mon jeune neveu me foudroya du regard, puis il se calma. Je n'aimais pas avoir à lui rappeler son père, vraiment pas, car bien au-delà de la cruauté qu'il y avait à infliger un tel souvenir à un enfant, je savais aussi très bien que c'était ce qui allait motiver sa quête de pouvoir : la vengeance. Il allait vouloir tuer tous les lions que combattait contre son père ce jour-là, jusqu'au jour où il tomberait sur plus fort que lui. Mais mieux valait ne pas encore y penser : à ce jour, il me revenait à moi de surveiller le gosse et de venger son père...du moins dans sa tête.

Il se lança ensuite dans des petites acrobaties qu'il avait dû apprendre dans la journée en observant (encore) les guerriers s'entraîner. Il frappa à droite, à gauche, alternant coups faibles et coups forts, pour déstabiliser un ennemi imaginaire qui lui servait de point de repère pour sa démonstration de force. Une fois cela fini, il me demanda ce que j'en pensais. Je souris un peu sournoisement, puis le poussa du bout de la patte pour qu'il tombe une fois de plus dans le sable, en riant calmement :

- J'ai trouvé plus simple et plus utile, et ce sans entraînement !

Ce n'était pas du rabaissement, non. C'était simplement pour lui rappeler que dans la vie, les plus respectés n'étaient pas les plus forts, les plus puissants...mais les plus malins. Bon, évidemment, je me berçais d'illusions que de penser arriver à lui faire comprendre cela à un si jeune âge, mais bon...je ne pouvais pas m'en empêcher. Et puis, si cela pouvait embrayer sur une séance de jeu avec lui, quitte à passer un peu de temps avec lui, autant que ce soit avec le sourire.

- Ce sera toujours le plus rusé qui vaincra, non le plus puissant.

J'affichais ouvertement un sourire provocateur, histoire de voir ce qu'il allait imaginer pour me déstabiliser. Après tout, autant faire en sorte qu'il se défoule avec moi plutôt qu'avec sa mère. Ou bien, encore mieux valait-il qu'il se batte avec moi que pour de bon, ou qu'il s'entraîne pour devenir le plus grand guerrier. Un jour, il aurait des amis pour s'en occuper...le jour où il comprendra que la vie ne se situe pas chez les guerriers, mais au sein même de son propre clan, celui qu'il n'ose pas encore rejoindre.

Un sourire espiègle traversa mes babines. Valaka aurait bien deux ou trois choses à me redire si elle nous voyait en cet instant, entre son petit qui voulait se battre et son tonton, ou père de substitution, censé le protéger et l'éloigner de ce monde guerrier, qui l'encourageait presque à apprendre à se battre intelligemment. Bien sûr, j'étais rusé, comme le petit l'avait dit, et c'est ce qui m'avait permis de rester en vie. Mais son père aussi l'était, et il était mort...par ma seule faute.

- J'ose espérer pour toi, que je sois le plus rusé. Peut-être que comme ça, tu laisseras tomber l'idée de me surpasser...

Une petite remarque espiègle, allant de paire avec mon sourire, afin de dissimuler au mieux cette culpabilité. Valaka elle-même ne savait pas les circonstances de la mort de son compagnon. Je alors ne savais toujours pas qui l'avait exécuté alors qu'il était inconscient, et le peu d'investigation que j'ai eu le temps de mener avec mes nouvelles responsabilités tant familiales que "professionnelles" ne m'avait amené à rien. Un assassin sans aucune trace. Rien. J'étais bloqué là, tel un justicier masqué dont la plus grande enquête ne faisait que commencer, qui l'emmènerait sans doute aux confins du monde tel qu'il le connaît, ou du moins tel qu'il le voyait. Une seule question trônait pourtant dans ma tête. Outre le désir de vengeance, et de savoir qui avait fait ça, je voulais par-dessus tout savoir POURQUOI avait-il fait ça. Pourquoi abattre un lion inconscient, le noeud du problème était là. Qui donc était assez lâche pour cela...

- La ruse est imbattable, en effet...du moins, si tu tombes sur un adversaire moins rusé que toi. Tu dois toujours avoir le contrôle de tes sentiments, pour ne laisser filtrer aucune de tes intentions sur ton visage. Et surtout...tu attendras d'être en âge de combattre pour prétendre apprendre tout cela !

A ces mots, je l'attrapais de mes pattes avant pour lui faire une petite savonnette sur le haut du crâne, histoire de canaliser son énergie, et aussi pour moi de retrouver un peu de joie de vivre, et ne plus trop penser à Shaara. Une fois mon espièglerie faite, je le reposai juste devant, puis je me levai, regardant au loin le soleil déclinant tout en humant l'air. Il était temps...

- Il est temps de rentrer Faha. Il va faire froid cette nuit.

Il fallait que je le ramène auprès de Valaka...et qu'après un rapide câlin avec ma tendre soeur, je retourne auprès de ma reine, ou des sentinelles. Je ne dormais plus beaucoup ces temps-ci, et monter la garde me permettait tout d'abord de rencontrer les jeunes sentinelles, de les connaître et de me faire connaître, mais aussi de me changer les idées. Car, au final, je ne pouvais changer ce que j'étais : un guerrier qui ne faisait que guetter une guerre. Je devais accepter cette condition dans laquelle j'avais passé toute ma vie, et le restant de mes jours y semblait encore destiné. J'étais bloqué là, à me battre contre mon destin depuis ma naissance, et pourtant, j'y cédais constamment. Il fallait simplement trouver une meilleure façon d'être cela...