Roi solitaire perdu dans ses pensées, Masika regardait d'un œil distrait les autres Freelanders disparaître dans l'obscurité du Repère des Lions. Certaines têtes, malgré la pénombre, lui étaient facilement reconnaissables, et bien que secrètement impatient de s'en aller, le mâle brun les saluaient poliment, arborant un simple mais doux sourire à ses compagnons de vie. Une à une, les silhouettes disparaissaient, telles des ombres sans vies, là où nul ne les dérangerait. Des voix s'entremêlaient dans la foule, des rires, des pleurs, des tons théâtraux à foison. D'autres Freelanders, taciturnes, préféraient nettement s'isoler ou passer une nuit blanche pour leurs activités nocturnes plutôt que de reprendre des forces pour le lendemain. Masika les observait avec une légère lueur de compassion dans le regard. Sortant petit à petit de sa « dépression » dû à sa rupture avec la belle guérisseuse d'Outland, le mâle aimait bien se balader dans la nuit, songer, réfléchir à ce qu'il bâtirait à l'avenir. Et avec qui. Il pensait souvent à Luja, à ses sentiments. Comment ? Comment pourrait-il les accepter ? Comment pourrait-il oublier Ishana, pour qui son cœur s'était scellé à tout jamais ? Cette réflexion pleine de romance et de niaiserie mourut rapidement sous les coups pressants de l'esprit logique du mâle. Il ne devait pas réfléchir ainsi. Ce n'était pas avec des « Bouuh, que faire, je ne l'aime pas suffisamment » qu'il réglerait son problème et repartirait d'une bonne patte sur le chemin du destin. Il savait, sans nul doute, que s'il laissait Luja devenir sa compagne, ce ne serait pas pour lui composer des chansons d'amour tous les soirs, parce que, malgré lui, ses sentiments ne trouvaient pas réciproques face aux siens. Il avait tellement aimé la guérisseuse d'Outland, que c'était devenu une habitude désormais de ne jurer que par son nom. Seulement, comment réagirait Luja ? Serait-elle toujours aussi aimable ? La blesserait-il de par son obsession pour sa première compagne ? Alors que Masika commençait à songer à elle, il se rendit compte, satisfait, que le mouvement de foule avait cessé d'envahir le Repère. Quelques rares lions se trouvaient toujours dehors, mais les plus fatigués entamaient déjà leur descente dans le monde des rêves. Désormais conscient que plus personne ne lui adresserait la parole, le fils de Kamba quitta la demeure avec calme, toujours aussi songeur et perdu dans ses idées.

La lune scintillait dans son lit bleu sombre. Mille étoiles brillaient dans le ciel infini, honorant leur mère de par leur beauté infernale. Parfois, Masika se demandait ce que représentaient ces étoiles, et si leurs existences cherchaient à convaincre les vivants que peu importent les nuits noires auxquels ils auraient affaire, une douce lumière viendrait toujours les éclairer, et chasser leurs doutes les plus mortels. Le Freelander, dont la fourrure tremblait sous la force d'un vent plutôt glacial, posa ses émeraudes sur le paysage baigné dans les ténèbres, à la recherche d'une quelconque aide divine qui l'aiderait à prendre une décision. Honorer la mémoire d'Ishana. Reconstruire sa vie avec Luja. La femelle rouge lui avait bien dit qu'il pourrait toujours chercher réconfort auprès de la lionne sombre, pourtant, il ne lui avait nullement obéi. Il savait que cela lui ferait du mal. Qu'elle n'y pensait pas, qu'elle faisait simplement cela pour le protéger. Reprendre une compagne, ne serait-ce pas balayer ce qu'ils avaient vécu ? Le problème, en vérité, était surtout porté sur une chose : la trahison. Si Ishana avait retrouvé quelqu'un avant l'heure, peut-être n'aurait-il pas réfléchi à ce dilemme des plus contraignants. Là, elle n'avait personne. Qui sait si son rôle n'était pas la seule raison pour laquelle elle pansait les conséquences désastreuses de l'événement … Il … Comment faire ?

Comme hésitant à faire demi-tour, Masika pivota en direction du Repère, se demandant si retourner auprès de sa mère ne serait pas la meilleure chose à faire. Un mouvement suspect sur ses alentours attira son attention. Ses orbes verts s'étrécirent lorsque l'ombre de Luja perturba son petit moment à prier les étoiles. Fourrure sombre, yeux bleus semblables à de la glace pure, la lionne lui faisait face, silencieuse.

« Luja ... » prononça-t-il, dans un murmure.

Elle n'aurait pas dû venir ici. Ce n'était pas le moment. Il était en train de se battre entre la raison et les sentiments, et la voilà, ici, pour lui rendre le choix plus dur. Masika baissa les yeux, posant ceux-ci sur ses pattes, comme s'il avait commis une grosse bêtise. Luja était terriblement belle, tout comme Ishana. Et s'il ne retrouvait pas la douceur de l'Outlander en elle, il pouvait néanmoins compter sur sa sagesse, son intelligence à toutes épreuves. Elle était forte, réfléchie. Tout ce qui pourrait lui permettre de se relever à son tour et d'avancer. Qu'était-il en train de faire ? Il la complimentait.

Comment allait-il. Et que faisait-il ici, loin des autres.

Il allait très bien, ou tout du moins, c'est ce qu'il croyait. Il avait besoin de réfléchir, loin des autres, dans sa bulle, en relation avec son propre esprit. Personne ne devait s'en mêler, cela ne le concernait que lui, lui et lui.

Continuer à déprimer ne servait à rien. Il devait réagir au plus vite. Tarder à prendre une telle décision, c'était comme tarder à se saisir du bonheur : au fond, il n'en voulait pas, du bonheur. C'était la raison la plus probable qui soit.

Peut-être était-ce vrai … Mais ce n'était pas exactement cela. Il voulait de ce bonheur, oui, mais avait peur de s'en saisir, justement. Pourquoi s'offrirait-il un tel luxe alors que d'autres n'en avaient pas le droit ? Il se sentait immensément coupable. Il se sentait comme un traître, il se sentait comme son père, quand il avait abandonné sa mère pour une autre épouse. Les circonstances avaient beau être différentes, il n'en demeurait pas moins que l'un bénéficiait d'une chose malgré l'autre.

Ishana s'en remettrait. Elle ne l'avait pas poussé dans ses pattes pour rien. Elle savait que leur amour était voué à l'échec et que chacun continuerait de vivre, de son côté. Aurait-elle la même amabilité, le jour où, au retour d'une guerre sanglante, un mâle au charme envoûtant, à la personnalité admirable et à la réputation respectable, lui ferait sa demande ? Il était juste pris pour un con, voilà tout.

Il n'arrivait pas à croire les paroles qu'on lui adressait. Ce n'était pas possible qu'Ishana lui fasse un tel coup. Malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de fulminer intérieurement contre un possible mâle prenant sa place dans son cœur. Il n'était pas parfait, mais prendre ce qui lui restait de bien était une mauvaise idée. Il resta silencieux, la gorge nouée.

Se reprendre une compagne n'est pas un crime. Et si Ishana pensait la même chose à son égard ? Et si elle aussi hésitait, et n'acceptait de se saisir de son propre bonheur qu'au moment où son ex-compagnon déciderait de profiter de celui qui s'agitait sous son nez ? Reprendre une compagne, c'était une manière de lui soulager la conscience, de lui faire comprendre qu'elle pouvait reconstruire sa vie, sans craindre la souffrance de l'Autre.

Ce n'était pas idiot, comme dire. Elle avait raison. Mais, même s'il la prenait pour compagne, il ne trahirait pas aussi facilement le respect qu'il portait à Ishana. Le jour où il la reverrait, il ne jouerait pas avec ses sentiments, ne remettrait pas en avant leur histoire, et ne lui ferait pas croire qu'une autre fin heureuse serait possible ensemble. Il lui dirait tout. Sa période de déprime. Son hésitation. Luja. Sa décision. Sa nouvelle vie. La famille qu'il fonderait avec elle. Parce qu'il avait beau mourir d'amour pour Ishana et ne désirer que le soutien de Luja, il savait néanmoins que périr sans des enfants à chérir serait un sacrifice fortement stupide. Kamba ne serait que plus heureuse d'avoir des petits-enfants dans ses pattes. Il le voyait, dans les yeux de Luja, que son affection pour lui la pousserait à aborder le sujet à sa place, même s'il gardait pour lui ses propres désirs de lion. Après tout, il ne fallait pas se voiler les yeux : Ishana et lui n'avaient eu aucun enfant ensemble. Rien ne la retenait à lui, et rien ne la retenait à elle. Ils restaient de très bons amis, et l'idée de refaire sa vie dans l'espoir d'inciter la Dame Rouge – au cas où elle serait aussi désespérée que lui – à en faire de même serait peut-être la meilleure chose à faire. Il n'en savait rien.

D'un simple geste de queue, après paroles et réflexions, Masika invita la lionne sombre à se blottir contre lui. Luja ne se jeta pas sur lui. Elle marcha dans sa direction, d'un pas élégant et digne. Leurs fourrures se touchèrent, et le mâle posa sa tête sur celle de sa nouvelle compagne. Il lui souffla cependant à l'oreille, d'une voix quelque peu hésitante :

« J'espère que tu ne regretteras pas ton choix, Luja. Tu fais une terrible erreur à mon goût en posant tes yeux sur moi ... »

Elle ne lui répondit pas. Demain serait un jour nouveau. Et, pardessus tout, un nouveau commencement pour le Freelander. Il espérait qu'Ishana trouverait le bonheur ou était heureuse de son existence, actuellement.
Il l'espérait plus que tout, parce qu'au fond, certains sentiments perduraient.